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Philosophes

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T’es philosophe ? Franchement, ça fait pas sérieux !

T’es philosophe ? Franchement, ça fait pas sérieux !

Nelly Damas pour Foliosophy

Une question d’identité

Les campagnes électorales exigent des candidats aux élections qu’ils indiquent leur occupation professionnelle sur les documents portés au choix des électeurs. Nom, âge, profession. Ce n’est évidemment pas la seule situation où ce genre d’indication est requis. En fait, l’occupation professionnelle est l’indicateur identitaire le plus significatif qu’on puisse aujourd’hui imaginer. Je me rappelle un repas dont les invités formaient un panel assez sélectif. Le placement des tables m’avait fait échouer à la gauche d’un entrepreneur connu qui, fort civilement, avait amorcé la discussion en me demandant :

- Qu’est-ce que vous faites dans la vie ?

- Sur quel plan posez-vous la question ? Avait été ma réponse immédiate.

C’est que mon occupation professionnelle, quand bien même elle prenait tout mon temps, me semblait – et m’a toujours semblé - étonnamment réductrice de ce que nous sommes, de ce que nous aspirons à être (qui est aussi un aspect à part entière de notre identité). N’empêche, j’avais été surprise moi-même par ma réponse. J’ignorais que les choses étaient si claires dans ma tête. Mais je crois surtout qu’elle se voulait un camouflet à une question formelle qui augurait d’un échange un peu fastidieux.

Cela dit, j’ai, comme tout le monde, souvent pu répondre simplement : “enseignante”, “doyenne du collège de S.”, directrice de ce même collège”, etc. Toujours avec le même sentiment que j’enterrais d’entrée la promesse d’un échange qui aurait pu ouvrir sur du nouveau.

“Décliner son identité” : c’est un drôle de truc, quand même. Un peu policier, un peu militaire, franchement administratif. La déclinaison de notre identité nous épingle dans des catégories, nous situe. Elle est de ce fait limitante, donc un peu trompeuse.  

“Décliner son identité” : c’est un drôle de truc, quand même...

Identifiez-vous” nous lâche l’application qui réclame le nom d’utilisateur et le mot de passe. Le sésame, bricolé spécifiquement à partir de catégories semblables pour tous, ouvre alors la porte. C’est bien le sens de “identifier”, issu de “idem facere” : rendre semblable, considérer comme identique à autre chose”. Surprenant, non ? Comme le négatif d’une photo argentique. C’est d’abord le contraire de ce qu’on croit qui apparaît. Nous nous serions attendus à ce que l’identification nous distingue en premier lieu. Mais pour distinguer, il faut d’abord rapprocher. C’est dire si les débats sur l’identité sont voués à l’enlisement.

“identifier”, c’est rendre semblable, considérer comme identique à autre chose”. Etonnant, non ?

Or donc, voilà : être humain, femme, blanche, née dans la deuxième moitié du siècle dernier, dans un lieu donné, avec une ascendance identifiable elle aussi, un nom lié à un lieu d’origine situé à un jet de pierre de mon lieu de vie. Ce nom est celui de la lignée paternelle (premier arbitraire). Mon lieu d’origine changera lors de mon mariage (deuxième arbitraire). Arbitraire, comme l’est le signe : il pourrait être autre. Mais une fois qu’il est fixé, il a force de loi.  

Mesurez l’écart qu’il peut y avoir entre l’injonction : “déclinez votre identité !” et la question : “Qui suis-je ?” Ce sont pourtant bien les deux pôles de ce qui constitue la quête de ce que nous nommons notre identité. Je concède que la première a au moins le mérite d’être susceptible de réponse.  

Mesurez l’écart qu’il peut y avoir entre : “déclinez votre identité !” et : “Qui suis-je ?”

Voilà donc que je dois donner – pour cette candidature électorale - ma profession, pilier de mon identité. Mais le temps a passé et ce que je fus n’est plus, ne m’identifie plus, ne me catégorise plus, ne me distingue pas non plus. Sans compter que j’ai été plusieurs choses, pourrait-on dire, et que l’option la plus officielle que m’accorde aujourd’hui notre sociologie archivante est celle de “retraitée”. Est-il utile de dire qu’aucune catégorie ne m’est jamais apparue plus étrangère ? C’est moins d’un arbitraire qu’il s’agit ici que d’un pur mensonge. Pas retirée, non. Engagée ailleurs. Libérée pour tous les possibles souhaités.  

Je finis par opter pour “philosophe”. C’est peut-être cucul, mais le moins faux possible, puisque cette activité est aujourd’hui celle que je souhaite le plus précisément.

Le sobriquet enfin imprimé sur tous les feuillets de la République, voilà qu’un colistier me chambre :

“Franchement, tu aurais pu choisir autre chose. “Philosophe”, ça ne fait vraiment pas sérieux.

Il veut dire par là qu’à part sculpter les nuages, on ne voit pas bien ce que fait (?) un philosophe, pour peu qu’il fasse quoi que ce soit. Le titre n’est pas protégé. Un philosophe est inemployable (même si la réalité du marché de l’emploi atteste exactement du contraire). Se déclarer philosophe est un clair aveu de son inutilité oiseuse et verbeuse. N’importe qui peut se parer de l’appellation.

“Franchement, tu aurais pu choisir autre chose. “Philosophe”, ça ne fait vraiment pas sérieux.

Je vois ce qu’il veut dire (il est poli, il ne dit pas tout ça), mais j’assume. J’y ai réfléchi. J’y tiens au fond. Philosophe, donc. Pour l’étonnement sur notre monde et nos pratiques. Pour le besoin de partager cet étonnement avec mes contemporains et ceux qui ne sont plus mais qui ont laissé des balises stupéfiantes de pertinence pour nous aider à penser notre condition sous toutes ses facettes, et pas seulement celles de la déclinaison de notre identité : les philosophes trépassés, plus vivants que jamais sur les rayons de nos bibliothèques.

Partager cet étonnement avec tous mes contemporains sauf une, que je rencontre le jour qui suit le jugement sans appel de mon colistier :  

“J’ai vu que tu es philosophe ! Je ne savais pas... Je suis très impressionnée. C’est intimidant.”

C’est aussi pour ça que j’aime la philosophie : parce qu’elle est coincée dans nos représentations entre deux pôles aux apparences irréductibles. C’est dire la marge de manœuvre qu’elle laisse !  

Lorsque j’enseignais cette discipline (j’étais donc “prof de philo”, mais je ne peux plus m’affubler de ce titre, n’enseignant plus), j’avais pris l’habitude de demander aux étudiants, lors de leur premier cours, d’inscrire sur la partie supérieure d’une page ce qu’ils se représentaient par le mot “philosophie”. Invariablement, deux grandes orientations se dessinaient sous leur plume : la philosophie était soit un cours où on cause de tout (de la vie, de la mort, de la justice et tout et tout) sans grande méthode, comme au bistrot, soit une pratique très sophistiquée où on raisonne, comme en maths, mais avec des concepts complexes.  

Philosophie et sciences : une imbrication complexe

Les sciences se sont formées dans l'histoire à partir de questionnements de nature philosophique.

Longtemps, les physiciens comme les mathématiciens étaient philosophes. Rien de plus naturel : confrontés à des phénomènes ou des rapports qui attisaient leur curiosité ou leur étonnement, ils ont commencé à formuler des hypothèses qui puissent en rendre compte, d’abord de manière un peu brouillonne pour nous aujourd’hui comme chez Platon ou les pré-socratiques où physique, métaphysique, mythologie et spiritualité sont curieusement entremêlés. La philosophie est alors comme un bassin à fermentation intense qu’il faut laisser macérer. Elle se présente comme la rencontre, indifférenciée, entre le monde et la pensée humaine. Les chocs entre eux et leur fertilisation symétrique vont peu à peu permettre aux sciences d’émerger, distinctes, avec leur objet et leurs méthodes. Le processus au long de l’histoire est tortueux et complexe, fait d’allers et retours, de séparations et de retrouvailles, mais on peut sans trop trafiquer la vérité le schématiser de la manière suivante.

Entre Platon et Aristote, qui fut pourtant l’élève du premier, il y a un saut abyssal. Si Platon clarifie l’importance de la forme du questionnement, nous rend attentifs au simulacre des mots qui nous font croire à tort que nous en maîtrisons les concepts, il nous livre un panorama des savoirs qui se présente encore comme le bric-à-brac d’un marché aux puces, tous dépendant d’un monde supérieur sur lequel le christianisme fera son fonds de commerce et qui pose plus de questions qu’il n’en résout. Aristote chamboule l’affaire comme l’illustre le peintre Raphaël présentant Aristote, le doigt pointé vers la terre pour montrer que l’essentiel de l’énigme se trouve ici-bas, sous nos yeux.  

Il met de l’ordre dans la connaissance de nos processus de pensée par ses traités logiques et linguistiques avant l’heure. Sa Poétique, pour ne citer qu’elle, n’a pas pris une ride et elle nourrit allégrement toutes les théories sur le “narratif” et autre “story telling” qui enrichissent les théoriciens actuels du management, de la publicité et de la communication. Aristote pose également les bases de la catégorisation du vivant, tente une explication hasardeuse des corps célestes, le géocentrisme immobile, qui fera néanmoins autorité jusqu’au XVIe siècle, lorsque Nicolas Copernic posera les bases de l’héliocentrisme. C’est au XVIIe siècle naissant que la physique, résolument, se constitue comme science distincte avec ses objets et ses méthodes. Galilée, Kepler et Newton établissent les premières lois de la gravitation et du mouvement. Le progrès des mathématiques donne une assise solide à cette séparation entre la philosophie comme questionnement sur le monde physique et la physique comme science explicative des phénomènes. Descartes, philosophe et mathématicien, fait encore partie de cette génération de savants encyclopédistes. Inutile de rappeler qu’on lui est redevables d’un saut ahurissant tant en mathématique (coordonnées cartésiennes, géométrie analytique) qu’en philosophie (émergence de la notion de conscience).

C’est au tour de la chimie, un peu plus tard, entre le XVIIIe et le XIXe siècles de devenir suffisamment adulte pour assurer sa propre destinée. L’alchimie médiévale avait largement jeté les bases de la méthode expérimentale, mais ses ambitions religieuses et métaphysiques étaient impropres à établir des lois et des principes fondamentaux vérifiables et sur lesquels progresser. Citons un nom, pour demeurer un peu culturo-centré pour le coup : Lavoisier.

Grand boom entre le XIX et le XXe siècles où s’émancipent la biologie (Darwin), la sociologie (Durkheim, Weber), la psychologie (James) et la linguistique (Saussure).

Entre la philosophie et la théologie, pour terminer là cette perspective cavalière sur les embranchements des sciences à partir d’interrogations philosophiques, c’est un long parcours d’amour difficile, fait de moments fusionnels ponctués de crises meurtrières et de réconciliations de façade. La rupture polie me paraît aujourd’hui clairement consommée.  

Alors, à quoi sert la philosophie aujourd’hui ?

Ainsi, puisque les sciences naturelles, puis les sciences de la vie et les sciences humaines, enfin, semblent s’être emparées de toutes les questions, on peut se demander à quoi sert la philosophie aujourd’hui. N’est-elle pas vertigineusement dépassée, colonisée de toutes parts par des sciences plus sérieuses ?  

Ce n’est sans doute pas pour rien que, un moment dépouillée, la philosophie s’est concentrée, au début du XXe siècle, non plus sur le monde mais sur la manière dont nous nous le représentons, sur la façon dont nous le pensons : ç’auront été les grandes heures aussi bien de la phénoménologie, qui se concentre exclusivement sur la manière dont les phénomènes se présentent à la conscience, que de la philosophie analytique qui met l’accent sur l’analyse rigoureuse des concepts (et donc du langage) et de la logique des raisonnements. Un peu privée du monde, la philosophie en a profité pour approfondir son enquête sur la conscience (ouvrant par-là sur les neurosciences) et les structures du langage.

Quoiqu’en apparence dépossédée d’un discours sur le monde par la prise en charge de ces interrogations par les sciences, la philosophie retrouve en réalité chaque jour une vitalité essentielle par le biais des questions épistémologiques, comprenez : relatives à la nature même de la connaissance. Pour prendre un exemple assez récent, c’est bien une posture d’interrogation philosophique qui a permis à la physique quantique d’avancer. L’onde d’un système quantique, qui semble être une superposition de tous les états possibles jusqu’à ce qu’une mesure soit effectuée, pose la question de la nature même de la réalité objective du monde quantique et de notre dispositif de mesure.  

Plus qu’évident encore, le nombre considérable de professions et d’activités saisies par des problématiques éthiques, philosophiques par nature. L’intelligence artificielle, de son côté, par la complexité qu’elle apporte sur la nature de nos savoirs, le futur de nos pratiques et de notre société va faire un usage considérable des philosophes à l’avenir.

En clair, pas de question sur les fondements de la connaissance ou sur les valeurs sans recours à la philosophie.

On pourrait remplir une encyclopédie de questions d’actualité, qui sont essentiellement philosophiques. Un échantillon ?

  • La philosophie se pose-t-elle les mêmes questions depuis deux millénaires et demi ou est-elle agitée par des questions nouvelles ?
  • Est-ce que la philosophie est une discipline théorique ou une pratique visant le bonheur ?
  • Quel lien peut-on établir entre notre identité personnelle et l’identité collective ? A quelles réalité ces notions renvoient-elles ?
  • Est-ce que la philosophie est vraiment née à Athènes ?
  • Les questions que se posent les enfants et leurs “pourquois? ” infatigables sont-elles philosophiques ?
  • Peut-on être un humain responsable sans capacité réflexive sur soi ?
  • Quel est le dénominateur commun des philosophies autour du globe ?
  • Est-ce que la philosophie peut déstabiliser le pouvoir politique ou est-ce qu’elle perd son indépendance dès qu’elle s’engage dans les combats du présent ?
  • Est-ce que les politiques devraient être un peu philosophes comme le recommandait Platon ?
  • Est-ce qu’on peut penser les questions de justice, d’égalité, d’identité sans avoir recours à la philosophie ?
  • Comment être certains qu’on n’emploie pas certains termes comme joker, sans en articuler vraiment les contenus, si on n’a pas recours à la philosophie (l’autonomie, “être soi”, “devenir soi”, la liberté dans un monde globalisé, structuré par des législations de plus en plus imbriquées ?)
  • Etc, etc.
“C’est dans l’écart entre les positions contraires que la pensée se met en marche.”

Les philosophes ne sont jamais d’accord entre eux ? Et alors ? Où est le problème ? Ce n’est pas une lacune de la discipline “car c’est dans l’écart entre les positions contraires que la pensée se met en marche” (Alexandre Lacroix).  

Les élèves avec qui je lisais Les Fondements de la Métaphysique des Mœurs de Kant pour les initier à un des piliers de la moralité se trouvaient déboussolés lorsqu’on abordait l’autre versant de notre pensée éthique, à savoir l’utilitarisme. Rechute brutale dans l’enfance : “Mais c’est quoi, Madame, qui est juste, à la fin ?”

Les deux, souvent, pas toujours. Ça dépend. Et c’est là, philosophes de tous bords à venir que vous êtes attendus. Les défis qui se préparent sous nos yeux exigeront de nous que nous soyons capables de les penser. Des philosophes, il n’y en aura jamais trop.

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