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Société

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Démocratie : une marchandise comme une autre ?

Démocratie : une marchandise comme une autre ?

illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

- Vous voulez mon avis sur cette affaire de signatures rémunérées ? me lâche un avocat connu de la place, rencontré par hasard dans une réunion. Eh bien voilà : je me fiche de savoir comment les signatures sont récoltées, c’est absolument sans importance.

Soit.

A contrario, 84% de la population sondée sur cette rocambolesque affaire des signatures d’initiatives et de référendums falsifiées obtenues par des entreprises rémunérées pour ce service, 84%, donc, de jeunes, de moins jeunes, de votants de droite ou de gauche condamnent le principe de la collecte rémunérée de signatures. Sur un panel de près de 20 000 sondés, c’est massif et sans appel.

Et ça interpelle.

Que la dimension frauduleuse soit condamnée par chacun n’a rien pour surprendre, même si certains épisodes sont piquants, comme le cas de ce vérificateur de signatures à la chancellerie d’une commune suisse romande qui débusque la fraude au moment où il voit son nom et sa signature apposés sur une initiative qu’il n’a en réalité jamais signée. Mais la fraude est rarement rigolote. Elle sape les fondements de notre contrat social le plus profond. Le couperet du code pénal et ses articles sur les faux dans les titres, la fraude électorale ou l’obtention frauduleuse d’une constatation fausse, sont à juste titre dressés côte à côte comme des gendarmes pour rappeler les fraudeurs à l’ordre. Et nos autorités feraient bien de prendre très au sérieux cette atteinte, cet attentat, à un dispositif démocratique unique au monde.

“De plus en plus de biens non économiques se voient assigner un prix.”

Michael Sandel, “What Money Can’t Buy”

La question de savoir s’il est bon, justifié, acceptable, désirable que la récolte de signatures puisse être rémunérée - et qui plus est à la pièce - dans le cas de l’exercice le plus emblématique de notre démocratie directe est d’une autre nature. Le Droit l’autorise - à quelques exceptions notables près -, il n’y a donc pas fraude pour peu que les récolteurs remplissent leur tâche honnêtement. Et pourtant, près de 84% de la population y est hostile. Les affaires de fraude exacerbent évidemment la condamnation du mode de récolte, car, c’est bien connu, l’appât du gain favorise la corruption (comment corrompre, sinon ?). Mais plaider d’entrée l’interdiction du principe de signatures rémunérées pour éloigner vigoureusement les risques de corruption, outre qu’elle supprime peut-être un bénéfice par peur de l’accident, nous prive d’un temps de réflexion sur ce qui explique le malaise ressenti par les 84% de la population dont mon avocat ne fait manifestement pas partie. Et cette question est : “Y a-t-il des choses que l’argent ne devrait pas pouvoir acheter ?”

“Y a-t-il des choses que l’argent ne devrait pas pouvoir acheter ?”

La question pourrait également être formulée de la manière suivante : quelle doit être la place du marché dans une société démocratique et juste ?

C’est exactement la tâche que Michael Sandel s’est donnée dans son ouvrage “What money can’t buy” (2012). Le sous-titre annonce la fronde contre une pensée économique de plus en plus encline à revendiquer le droit de ne pas se contenter de gérer la question de l’échange des biens mais également de tenir lieu de “science du comportement humain”, rien de moins. Gary Becker (1930-2014), un économiste américain que cite Sandel, exemplifie cette vision : “ J’en suis venu à penser que l’approche économique est assez globale pour s’appliquer à tout comportement humain.”1. La technique que Becker déduit de cette intuition consiste à “valoriser tout bien ou service non marchand au prix qu’un sujet consent implicitement à payer pour l’acquérir ou (...) au prix fictif qu’il consentirait à payer pour en bénéficier”. Notre monde actuel est intensément façonné de ces prix fixés pour des biens non marchands : des coupe-files aux crédits carbone, en passant par les mères porteuses ou le droit d’abattre un rhinocéros noir en voie d’extinction, la liste est longue comme le bras et s’allonge chaque jour - dans certaines écoles américaines, les élèves sont payés pour lire les livres du programme, pour ne citer que cet exemple qui me coupe le souffle - ce qui fait dire à Sandel que “nous n’avons pas une économie de marché”, mais que “nous sommes devenus une économie de marché”. 

Michael Sandel figure certainement parmi les meilleurs philosophes de la morale et de la politique que le monde anglo-saxon ait produits. Il enseigne l’éthique et la philosophie politique à Harvard. Orateur magnifique (on peut visionner certains de ses cours en ligne), vulgarisateur connivent, auteur d’essais incontournables, Sandel est aussi un penseur perspicace qui ne craint pas d’affronter ses collègues économistes sur leur propre terrain comme en atteste le seul titre de l’ouvrage qui nous intéresse ici.

Michael Sandel conteste vigoureusement l’idée, commune à de nombreuses théories économiques, que l’argent ne change pas la nature du bien échangé. Selon cette conviction précisément mise en doute, le marché serait neutre axiologiquement, c’est-à-dire sur le plan de la morale et des valeurs. Après tout, si quelqu’un est prêt à vendre quoi que ce soit (son droit de procréer dans un régime où le nombre d’enfants est restreint ; un autographe ou son assurance vie) à quelqu’un prêt à acheter (le droit de polluer, celui de circuler seul dans sa voiture sur une voie réservée au co-voiturage comme dans certains Etats américains), quel est le problème ? C’est gagnant-gagnant et un marché libéral y voit précisément la marque d’une valeur partagée. Dans “l’affaire des signatures”, si une entreprise est prête à offrir le service de collecteurs de rue pour une initiative lancée par une association ou un parti et que ces derniers sont d’accord d’en payer le prix, où est le problème ? L’arrangement se fait entre deux entités adultes, consentantes, dans un cadre légal conciliant. Les défenseurs de cette disposition y voient même des vertus qui favoriseraient l’égalité : la récolte rémunérée permettrait à de petites entités peu armées en bénévoles d’exercer leur droit démocratique de lancer une initiative ou un référendum. Justement, c’est à voir. A ce taux, il suffirait d’être fortuné pour lancer une initiative en solo, les récolteurs n’ayant pas besoin d’être convaincus par autre chose que le tarif/signature, motivation particulièrement extrinsèque à l’engagement citoyen s’il en est. Il me semble, au passage, qu’une entité dotée de moyens financiers confortables dispose à peu près à coup sûr d’une base associative ou politique conséquente. En outre, il y a peut-être mieux, pour illustrer la notion d’égalité, qu’une situation où certains peuvent se payer le droit de lancer une initiative et pas d’autres.

Nous vivons une époque où quasiment tout peut être acheté et vendu, c’est entendu. Mais, comme le défend Sandel, la marchandisation d’un bien peut changer la nature de celui-ci, ce que l’économie fait mine d’ignorer. “C’est lorsque l’économie cherche à donner sens malgré tout à ce qui lui échappe qu’elle se montre sous son aspect le plus lugubre.” (MS, op.cit). Il est loin d’être sûr que le marché puisse décider de tout, loin d’être évident qu’on puisse laisser sa main invisible réguler jusqu’à nos comportements et les valeurs qui nous animent, et certainement pas à notre insu, raison pour laquelle il faut en parler : “Ce qui est problématique dans nos mœurs politiques, ce n’est pas la surabondance des arguments moraux, mais leur rareté.” (MS, op.cit). Il faut en parler pour rendre audible la silencieuse logique marchande “C’est précisément l’avantage que les économistes attribuent au marché qui pose problème : il ne ferait pas de morale.” (MS, op.cit). 

Nous serions horrifiés à l’idée de penser que nos enfants pourraient être considérés comme des marchandises monnayables. Voilà pour un exemple extrême de ce que notre sens du sacré permet de préserver. Et pourtant nous nous montrons plus accommodants - même si, heureusement les législations et les contrôles se renforcent – envers ceux qui, à l’autre bout du monde ont dû finir par y consentir. Des théories de marché borgnes, naïves ou cyniques pourraient y voir une solution gagnant-gagnant : “si certains sont prêts à vendre, c’est qu’ils y ont un intérêt...”

Moins déchirant, notre sens pédagogique et éducatif ne nous a pas fait sauter le pas de payer des élèves qui auraient de bonnes notes ou feraient l’effort de lire un livre jusqu’au bout. Du moins dans les écoles, mais qu’en est-il des familles ? “Tu pourras jouer à la play quand tu auras fini ton chapitre” y ressemble peut-être déjà un peu. Le subterfuge peut être efficace (et facile) sur le moment, il donne surtout, à long terme, l’information selon laquelle la lecture est une corvée, alors que c’est exactement le contraire qu’on cherche à favoriser. S’attend-on vraiment à ce qu’une motivation extrinsèque ait la puissance, l’authenticité et la valeur d’une motivation intrinsèque ? L’incompétence de certains collecteurs de signatures rémunérés qui ignorent ce qu’ils font signer et n’ont qu’une pâle idée de nos mécanismes démocratiques en constituent une illustration accablante. C’est ce qu’on risque quand on veut faire passer un mal pour un bien, comme c’est le cas dans la possibilité de s’accommoder d’une taxe pour gagner le droit de polluer. 

Un village uranais vu d’Harvard

Michael Sandel cite l’affaire, toute suisse, de Wolfenschiessen, à Uri, canton qui a par deux fois refusé que des déchets de centrales nucléaires soient entreposés dans le sol de cette petite commune. En 1993, un sondage avait mis en évidence le fait que 51% des villageois était pourtant favorable à cette solution. Une deuxième question du sondage leur demandait s’ils seraient favorables dans le cas où ils seraient personnellement rétribués pour y consentir. Résultat ? Le soutien s’en trouvait diminué alors qu’on s’attendait à ce qu’il soit augmenté. Pourquoi ? Parce que les citoyens qui avaient exprimé leur acceptation le faisaient par sens civique, par considération du bien public. Et payer ce sens-là, c’est l’abîmer. C’est le méconnaître et l’injurier. C’est jauger une norme supérieure, l’engagement citoyen, selon les critères d’une norme inférieure, la monétarisation de cet engagement.

C’est jauger une norme supérieure, l’engagement citoyen, selon les critères d’une norme inférieure, la monétarisation de cet engagement.

Il y a deux raisons pour lesquelles nous pouvons nous montrer inquiets à l’idée que nous vivrons de plus en plus dans une société où tout sera à vendre : l’inégalité et la corruption. L’affaire des signatures est un bon exemple des risques de corruption liés à la mercantilisation d’un bien par essence non marchand. Relativement aux inégalités, quand tout peut être acheté et vendu, alors l’argent - c’est un truisme - devient déterminant. Ce serait montrer une particulière mauvaise foi que de considérer que nous sommes égaux de ce point de vue. Ivan Illich avertissait déjà : “Plus nombreuses seront les valeurs qui deviendront des valeurs marchandes, plus la “pauvreté modernisée” sévira.”2

“Il appert qu’aucun raisonnement marchand n’est complet tant qu’un raisonnement moral ne lui fait pas pendant.” (MS, op.cit)

Je vois pour ma part un véritable danger à traiter les droits et devoirs civiques comme des marchandises et à aménager leur exercice selon la loi du marché. Mon avocat libéral me jugerait sans doute naïve ou niaisement fière comme le mollet d’un soldat hodlérien lorsque j’avance l’idée que nous ne pouvons pas vendre cette pratique citoyenne de récolte de signatures parce qu’elle est un peu sacrée. Un engagement citoyen a la dimension du “don”, largement étudiée par les ethnologues, généralement incomprise par les économistes. Chacun devrait savoir aujourd’hui que la logique du don et du contre-don, qui se présente sous les apparences d’une réciprocité positive, est un mécanisme qui permet essentiellement de tenir à distance la réciprocité négative de la violence.

Dans leur célébrissime Freakonomics vendu à plus de 4 millions d’exemplaires dans le monde à peine quatre ans après sa parution en 2005, Stephen Levitt, professeur d’économie à l’Université de Chicago et Stephen J. Dubner, journaliste économique l’affirmaient tout de go : “L’économie ne se mêle aucunement de morale : la morale figure le monde tel que nous le voudrions et l’économie tel qu’il est vraiment.” La formule claque bien, mais elle nous roule dans la farine : nos vies ne sont pas écartelées entre des fantasmes inatteignables et un donné sur lequel on n’aurait aucune prise : entre les deux, il y a ce qui advient et qu’on contribue à faire advenir, il y a le politique.

Entre la morale et l’économie, le politique doit demeurer le lieu où se décide la vie bonne, le préférable, où les valeurs que nous choisissons de partager pour nous guider font l’objet de concertations. Le politique joue précisément le rôle d’arbitre. L’espace politique, dans une démocratie, est, ou devrait être, ce lieu où l’on débat, pour parler comme les Grecs de l’Antiquité, de la vie bonne. “Quelles valeurs doivent être préservées ?” est une question qui prend place dans cet espace, parce que, évidemment, les avis là-dessus divergent et qu’il est impossible, comme le dit Sandel, de “décider ce que l’argent devrait- ou ne devrait pas - pouvoir acheter sans déterminer au préalable quelles valeurs devraient régir telle ou telle facette de la vie sociale et civique.” Notre système démocratique incarne à lui seul l’une de ces valeurs. Le constat de Sandel sur l’état de cet espace de concertation aux Etats-Unis est impitoyable : “ Le refus d’admettre que les argumentations relatives aux conditions de la vie bonne font partie intégrante de la politique a favorisé l’avènement du triomphalisme du marché et de l’emprise durable de la rationalité marchande.”

Ne laissons pas cette érosion gagner nos institutions. Reagan et Margareth Thatcher étaient certains que le marché, et non les Etats, étaient la clé de la prospérité et de la liberté. 

Ni les Etats ni le marché ne peuvent prétendre être cette clé sans l’exercice vivant et honnête d’une démocratie participative.

84% quand même.

1 Gary Becker : “Economist Approach to Human Behavior” (1976)
2 Ivan Illich : Energie et équité, 1973

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