L’esprit est l’idée du corps
Chronique d’un infarctus
Il a décidé de répondre positivement à l’invitation d’un hebdomadaire qui voulait couvrir l’événement qu’a représenté son infarctus. S’il a accepté, c’est pour faire de la prévention. Il a lu Montaigne et Rousseau, il est journaliste, il sait donc la force du témoignage individuel pour partager une expérience, pour véhiculer une espèce de savoir partagé. Cette connaissance, un peu vague, c’est celle que Spinoza appelle la connaissance du premier genre. Elle repose essentiellement sur l’expérience, sur l’opinion : c’est une connaissance ignorante de l’enchaînement des causes et des effets, une connaissance inadéquate dans les faits, contrairement à celle du 2e genre, exemplifiée par le modèle scientifique. Il a choisi le témoignage, le récit individuel, pour que les lecteurs puissent se questionner eux-mêmes sur ce qu’ils sont, sur le rapport qu’ils entretiennent, en tant qu’esprit, avec leur corps, pour qu’ils arrêtent de fumer, de stresser, de se malmener. Nos vies sont un peu le miroir les unes des autres.
Alexis Favre parle “à cœur ouvert”, décrivant l’événement, cette rupture radicale dans son quotidien, ce bouleversement dans l’image et l’idée qu’il avait de lui-même “Je faisais du sport trois fois par semaine, c’est pour ça que j’ai été surpris de faire un infarctus. Je faisais partie de ceux qui n’avaient jamais envisagé cette possibilité.”[1]. Ce qu’en effet “vient rompre la maladie, dans l’unité de l’esprit, c’est une certaine continuité.”[2] “Cette discontinuité qu’introduit la maladie dans la vie de l’esprit et du corps, qui ne sont finalement qu’une seule et même chose, vient principalement de ce qu’elle arrive lorsqu’on ne s’y attend pas, qu’elle relève littéralement de la catastrophe, d’un bouleversement qui vient réduire à néant nos projets, interrompre cette dynamique de la vie qui nous fait désirer et progresser.”[3]
L'impression qui domine en nous est que nous “sommes” plutôt des esprits tandis que nous “avons” un corps.
La brusque et inattendue défection du corps interroge à merveille les relations entre notre corps et notre esprit. La plupart du temps, c’est-à-dire quand tout va bien – et même si nous avons une activité physique régulière – l’impression qui domine en nous est que nous sommes plutôt des esprits tandis que nous avons un corps. Le dualisme cartésien est passé par là. Dans sa démonstration du cogito, Descartes, active la méthode du doute méthodique par lequel il remet en question l’existence de tout (le monde qui l’entoure, ce qu’il a appris, ce qu’il sait et la réalité de son corps même) sauf du fait que son esprit, seul rescapé de cette réduction drastique de la réalité, constate en acte qu’il existe. Le résultat est que nous vivons à sa suite notre corps un peu comme un véhicule indispensable mais vaguement étranger, corvéable presque à merci. Si les exigences encyclopédiques de Christine de Suède n’avaient pas provoqué le décès prématuré de Descartes, mort d’un refroidissement pour avoir répondu à la demande pressante de la souveraine de venir philosopher dans son cabinet en pleine nuit d’hiver, qui sait comment la position de Descartes sur cette question aurait pu évoluer. Il me semble qu’il avait bien vu qu’un dualisme strict posait de nombreuses difficultés. “L’esprit n’est pas dans le corps comme un pilote dans son navire”[4], lâche-t-il, comme en passant, à la fin de ses Méditations métaphysiques. Oui, mais comment, alors ? Son Traité des passions tentera de faire un pas de plus, en conférant à la glande pinéale le soin d’orchestrer l’interaction entre les deux entités. Une fausse réponse à une vraie question, que Spinoza s’emploie à traiter d’une manière totalement différente dans son Ethique.
“L’esprit n’est pas dans le corps comme un pilote dans son navire.” Oui, mais comment, alors ?
“L’âme et le corps sont une seule et même chose qui est conçue tantôt sous l’attribut de l’étendue et tantôt sous celui de la pensée.”[5]
Spinoza rompt en effet radicalement avec la solution organique – la glande pinéale - joker de son prédécesseur. Corps et esprit ne sont qu’une seule et même chose vue selon deux plans différents, la pensée et l’étendue, les deux seuls attributs, sur une infinité dont la Substance (Dieu) soit dotée. Sans entrer dans la métaphysique qui fait de nous des manifestations de cette Substance, la thèse selon laquelle corps et esprit sont une seule et même chose est fertile, confirmée par les travaux en neurosciences actuelles, et particulièrement intéressante quand on parle de maladie.
Il n’est pas question ici de défendre l’idée selon laquelle la maladie survient comme conséquence d’une pensée défectueuse, car, précisément chez Spinoza, la corrélation entre corps et esprit n’est pas de l’ordre de l’interaction, mais de l’expression. L’esprit est l’idée du corps.[6] “Tiens, il m’est arrivé un truc au cœur, soit au centre de moi-même”[7] dit le journaliste, synthétisant joliment l’idée de cette interface. Car c’est bien là le cœur de la question.
Antonio Damasio a été un des premiers à vulgariser la continuité qui existe entre nos organes, notre métabolisme de base, les situations de douleur et de plaisir, nos besoins, nos émotions et nos sentiments. « Les sentiments assurent un autre niveau de régulation homéostatique. Ils sont une expression mentale de tous les autres niveaux de régulations homéostatiques. »”[8] L’esprit est l’idée du corps.
“L’âme et le corps sont une seule et même chose qui est conçue tantôt sous l’attribut de l’étendue et tantôt sous celui de la pensée.”
Notre journaliste s’en est sorti, il se sent plus fort qu’avant, parce qu’il sait que le tabac, le stress, l’hyper-responsabilité et le sentiment de culpabilité sont des poisons lents qui colmatent nos artères. Il semble avoir fait de l’infarctus un moment fondateur de la suite de son existence, où corps et esprit se sont enfin reconnus dans le miroir. “J’avais rendez-vous avec moi-même.”[9]
La prise de conscience est rapide, le réajustement efficace. A quoi ce rétablissement tient-il ? Ou, autrement dit : “qu’est-ce que l’idée d’un corps malade ? se demande courageusement Eric Delassus. Courageusement : on n’a pas tous les jours l’occasion de voir un philosophe tenter de passer au crible de l’efficacité pratique la portée d’une idée théorique.
“Qu’est-ce que l’idée d’un corps malade ? se demande courageusement Eric Delassus.”
Personne n’est jamais surpris de constater, chez quelqu’un atteint de maladie, des manifestations de regret, de colère, ou des sentiments d’injustice ou de culpabilité. Autant d’affects[10] qui, dans l’Ethique, sont catalogués comme manifestation de la Tristesse, ce “passage d’une plus grande perfection à une perfection moindre“[11]. Le risque majeur, surtout si la maladie se révèle chronique, est de ne pouvoir sortir des affects affaiblissants de l‘état victimaire. Si l’esprit est effectivement l’idée du corps, la question éthique décisive tient en ceci : “Comment faire pour que la tristesse engendrée par la maladie ne se trouve pas accrue par l’idée que le malade a de ce corps ?” Est-il possible d’échapper à la double peine de la maladie et de l’affect de tristesse conjoint ?
“Comment faire pour que la tristesse engendrée par la maladie ne se trouve pas accrue par l’idée que le malade a de ce corps ?”
Les spectaculaires capacités de notre cerveau nous permettent non seulement d’avoir des idées des choses et de nos affects, mais nous rendent en sus capables d’avoir des idées de ces idées. Observer (idée de l’idée) sa tristesse (idée), c’est déjà en être à moitié sorti. Dans son interview, Alexis Favre évoque notre ignorance sur le fonctionnement de notre organisme : “ Nous sommes totalement analphabètes sur un sujet aussi essentiel que la santé cardiaque”. Nul doute là-dessus, et les mieux informés sur ces questions aujourd’hui sont probablement les ignorants de demain. Connaître ces réalités organiques a naturellement son importance pour orienter nos comportements, mais je suis à peu près certaine que la découverte de ce qu’est la troponine, la plaque d’athérosclérose et l’angioplastie médicamenteuse, objets de la connaissance du deuxième genre selon Spinoza, sont moins porteuses d’effets sur nos esprits que le témoignage du vécu lui-même : c’est que ces connaissances médicales concernent en priorité le corps objet si l’on peut dire, un corps encore inscrit dans la perspective cartésienne de la dualité. D’ailleurs, un médecin malade n’est pas franchement moins démuni face à sa propre maladie que ne l’est un analphabète de la science médicale. Je me souviens de ce chirurgien qui avait dû subir la même plastie du genou que celle qu’il avait effectuée sur moi quelques mois auparavant et qui, sur ses béquilles, alors qu’il m’accueillait pour un contrôle, me demandait, inquiet – lui qui m’avait doctement rassurée pendant ma convalescence - : “dites-moi, c’est long la récupération ?”
Le récit, même s’il est façonné d’idées inadéquates au sens où elles ignorent les causes des choses qu’elles perçoivent comme de purs effets, a pour résultat de réorganiser nos perceptions, de remettre de l’ordre dans nos idées fixes, fausses ou affaiblissantes. Les psychologues et autres thérapeutes de l’esprit le savent, eux qui gagnent leur pain grâce à la reconstruction de nos narrations. Le récit met de l’ordre dans nos idées en rétablissant la continuité brisée par l’irruption de la maladie. Il est assez puissant pour nous replacer aux commandes, nous faire regagner en puissance et donc en joie, qui est le passage, vous l’avez deviné, d’une perfection moindre à une perfection plus grande.[12]
Pour se sentir plus fort.
[1] L’Illustré, n’45, 7 novembre 2024
[2] Eric Delassus, Qu’est-ce que l’idée d’un corps malade ? Academia
[3] Ibid, article cité
[4] “La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc. que je ne suis pas logé dans mon corps ainsi qu’un pilote en son navire, mais outre cela, que je le suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui.” Descartes, Méditations métaphysiques, 6e méditation.
[5] Spinoza, Ethique II, XXI, scolie et III, II, scolie
[6] “L’objet de l’idée constituant l’être humain est le corps, autrement dit une manière de l’Etendue précise et existant en acte.” (Spinoza, Ethique II, proposition XIII)
[7] L’Illustré, n’45, 7 novembre 2024
[8] Antonio Damasio : Spinoza avait raison, Odile Jacob 2003, p.42
[9] L’Illustré, n’45, 7 novembre 2024
[10] Par Affect, j’entends les affections du Corps qui augmentent ou diminuent, aident ou contrarient la puissance d’agir de ce Corps, et, en même temps, les idées de ces affections.” (Spinoza, Ethique III, déf 3).
[11] La Tristesse est le passage d’une plus grande perfection à une perfection moindre.” (Spinoza, L’Ethique III, III, déf)
[12] “La Joie est le passage d’une perfection moindre à une plus grande perfection.” (Spinoza, Ethique III, II, déf)