A l’ami parti
“C’était possible, hélas, puisque cela était“
Voilà ce qui surprend : que l’inconcevable, avant ta disparition comme avant celle de n’importe qui d’autre, apparaisse comme allant de soi, après.
Quelque chose comme : “Tout est dit”.
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C’était impossible de le penser avant.
Ça s’impose comme incontestable, ensuite.
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Cette réalité bicéphale de l’avant-et-de-l’après n’a rien à voir avec la tristesse. Elle s’impose, nue, brutale.
On sent que la tristesse, le chagrin ou la douleur, lorsqu’ils s’en mêlent, lorsque le défunt est un proche ou que sa disparition est abrupte, se surajoutent à ce constat simple mais dont la simplicité, lorsqu’on essaie d’en comprendre la texture, sidère :
“Il était. Il n’est plus”.
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Même lorsque la tristesse est mesurée, parce que le défunt était âgé ou malade et que sa disparition était attendue autrement que théoriquement, comme nécessitée par les circonstances, la netteté du couperet pétrifie : “Il était. Il n’est plus”.
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On peut le répéter encore. Ce sont comme des plaques tectoniques ébranlées qui glissent les unes sur les autres dans des directions opposées, soudain disjointes.
On croyait le sol stable sous nos pieds. Il n’avait pourtant cessé de bouger à notre insu, jusqu’à la rupture, maintenant impossible à nier.
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C’est ce que ma douleur à la mort de G. m’avait empêchée de voir : c’est que j’étais moi-même déchirée par la séparation des plaques.
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Notre réalité est imbriquée dans celle des autres, dans celle de ceux que nous aimons.
Ils emportent de nous en partant
…
Et nous retenons d’eux en nous souvenant.
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Le souvenir du mot “PESSE”, d’abord, que j’apprends par toi, que je trouve sous ta plume et que je vois pour la première fois, que je n’ai jamais jusque-là ni vu ni entendu alors que j’ai grandi au milieu d’eux, avec eux pour seul horizon, me demandant si, vraiment, il pouvait y avoir autre chose que des sapins à perte de vue.
Les pesses au milieu desquelles, de l’autre côté de la frontière, tu as grandi toi aussi.
Tu glisses dans ma boîte à lettres, le matin de l’enterrement de G., voici plus de vingt ans, ce message qui me remue jusqu’aux tréfonds. Que je n’attendais pas. Que tu es venu déposer toi-même. Deux raisons suffisantes pour être remuée. Mais cette troisième encore, cette phrase que je cite de mémoire : “ Nous sommes tous deux faits du bois de ces pesses sombres et solides…”.
Et tu me donnes un courage que je ne pensais pas avoir.
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Le souvenir me remue aujourd’hui comme alors.
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PESSE, n.f
Nom vulgaire du sapin
Le pices, nommé aussi pesse, ou pece, picea, serente, faux sapin.
Etymologie :
Lat. Picea, de pix, poix.
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“J’ai trouvé le principe un peu bizarre”, te dis-je alors que tu t’étonnes, comme le doyen que tu es, qu’un enseignant plus expérimenté que moi se soit autorisé à mettre de lui-même en œuvre une procédure qui est de la prérogative de la responsable de classe que je suis.
Tu rectifies avec une grande élégance :
“Oui, le procédé est cavalier”.
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Cette précision, cette élégance, c’était toi.
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Cette malice et cette attention totale de ton regard.
Et cette manière de ne jamais en dire trop.
Typique du pays des pesses.
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L’oeil précis derrière les verres épais
Le sourcil broussailleux de ceux qui ne s’en laissent pas conter
La lèvre inférieure un peu proéminente
La voix volontairement un peu lente, un peu rocailleuse, humide avant que le son ne sorte.
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Je vois ton regard et j’entends ta voix.
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“La meilleure défense, c’est l’attaque”, me lâches-tu en amont d’une soirée des parents que nous pressentons houleuse.
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Ta silhouette mince, bien prise.
Ta démarche qui laisse l’ensemble du corps presque immobile, mystérieusement maîtrisé.
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Les voyages d’études avec les élèves. Ta connivence avec eux. Le jeu du chat et des souris pour les prendre sur le fait lorsqu’ils essaient de faire le mur, la nuit.
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Arles en plein soleil.
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Les travaux dans ta maison, que je ne comprends pas toujours. Le morcellement d’une pièce immense en petites pièces dont je devine qu’elles parlent de toi.
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Ton histoire s’est refermée sur toi.
Il nous est donné de le voir. Nous en sommes les témoins. Nous sommes les témoins de ce fait qui, à toi, t’échappe.
J’en éprouve comme un scandale dont je sens dans le même mouvement qu’il n’est pas le mien, mais qu’il m’est insufflé par ce que nous avons fait de la mort.
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On sait depuis Philippe Ariès que les attitudes des vivants face à la mort, même si elles diffèrent en fonction des époques, ne sont pas légion.
Les Romains de l’Antiquité reléguaient les défunts, considérés comme impurs, dans des cimetières hors de la ville. Puis, sans doute sous l’influence du christianisme, le domaine des vivants et celui des morts se sont un peu confondus et les cimetières sont entrés dans les villes. Nouvel éloignement de ces espaces, dès la fin du XIXe sous nos latitudes. Le rationalisme scientifique et les progrès de la technique font de nouveau de la mort une scandaleuse étrangère, non pas parce qu’elle est impure, mais parce qu’elle sonne comme un échec.
Est-ce là aussi la racine de mon impression de scandale à l’idée que nous pouvons aujourd’hui, sans toi, comme dans ton dos, parler de ton existence désormais close, de ton existence qui s’est refermée sur toi et qui t’enveloppe dans nos mémoires ?
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Comme il est embarrassant de parler de quelqu’un en son absence ;
Comme il est grossier d’utiliser la 3e personne pour parler de quelqu’un, pourtant présent, qu’on nie par le choix du pronom ;
Si j’ai l’impression de te nier en parlant de ta mort, de ta vie accomplie, en ton absence, c’est peut-être que je baigne, à mon corps défendant, dans cette représentation qui fait de la mort, non seulement un échec, mais depuis peu, l’ennemie de la vie, une ennemie à laquelle un président, de l’autre côté de la même frontière, sans sourciller et sans provoquer de contestations véritables, a pu “déclarer la guerre”.
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Kant faisait du temps une représentation nécessaire qui sert de fondement à toutes nos intuitions. C’est en lui seul que toute réalité des phénomènes est possible pour nous. Et comme notre intuition est toujours sensible, jamais il ne nous est donné, dans l’expérience, d’objet qui ne soit soumis à la condition du temps.
Là aussi le scandale. Nous ne sommes pas câblés pour comprendre ce qui s’est mis à échapper au temps. Toi, par exemple.
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Ce n’est pas le virus qui a eu raison de toi, même si, curieusement, c’est le souffle qui t’a manqué, malgré la machine qui, depuis de longs mois, te rattachait à la vie.
Mort de ta propre maladie par manque d’air au milieu de tous ceux qui, collectivement, meurent par manque d’air sous le coup de l’épidémie.
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Pourrons-nous nous rassembler pour te dire au revoir ?
Les rituels relient la vie à la mort. Déjà réduits comme peaux de chagrin dans notre modernité, ils ont été soudain frappés d’interdit, mis au secret, parce qu’il en va de la vie…
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Ce lien est essentiel.
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Des morts, en ce moment, on publie les chiffres. On comptabilise les “partis avant l’heure”. On traduit en colonnes comparatives et en tableaux les décès qui auraient pu “être évités”.
“L’évitement supposé de la mort, la proclamation de son caractère évitable, renforcent son déni en lui donnant une force nouvelle.”
Catherine Hass, anthropologue
La tienne ne pouvait pas être évitée. Maintenant ou plus tard. Comme la mienne à venir, même si quelque chose en moi se refuse à y croire. Est-ce parce que me demeure scellé à jamais ce moment où, pour moi, “tout sera dit” et sur lequel quelques vivants parleront ?
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Serons-nous privés d’hommages, privés de ce moment qui inscrit la mort dans nos vies ? En serons-nous alors plus encore réduits au “deuil personnel”, pudique et un peu étriqué, que l’on finit parfois par faire dans un cabinet de psychologue comme s’il était un désordre psychique ?
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Non, l’ami. Ta disparition, ton départ, ton décès, ta mort, n’est pas un tabou. Elle est la coda d’un temps où nos vies se sont, pour un moment, un peu confondues, où il m’a été donné la chance inestimable de te connaître, toi qui viens à nouveau de prendre une longueur d’avance.
Adieu l’ami.
Adieu