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WABI SABI, les lettres de noblesse du dépouillement et du vieillissement

WABI SABI, les lettres de noblesse du dépouillement et du vieillissement

Le kintsugi comme rameau de sakura

Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

Vous vous êtes peut-être promené dans la nature l’automne dernier, lorsque, au bord d’une rivière ou dans un bois, la pluie avait détrempé le sol et qu’à la terre boueuse s’étaient mêlées les feuilles fanées, les branches brisées par les derniers orages. Et ces feuilles mortes de toutes les couleurs, à des stades de décomposition variés, formaient des tableaux expressionnistes saisissants.

Feuilles flottantes dans l'eau

Le sol était glissant et votre attention s’y est portée, précisément, pour assurer chacun de vos pas. Vous est alors soudain apparue la beauté étrange du spectacle à vos pieds, une série de tableaux disparates et aléatoires, mi-sales, mi sublimes, qui filaient sous votre mouvement, comme le témoignage vivant non seulement de la transition de saison, mais du passage de toutes choses, de l’instabilité générale, de l’impermanence du réel et de votre propre finitude. Rien n’est stable et tout est destiné à décroître et à finir, voilà ce que chacun de vos pas vous rappelait.

Et pourtant, vous avez trouvé cela beau : vous avez aimé cette évanescence accidentelle du monde qui, dans la rencontre avec votre regard, s’est brièvement muée en franche beauté. Parce que c’était ce paysage et parce que c’était vous. Vous en auriez bien fait de petits tableaux permanents, pour garder le souvenir de cette beauté offerte, mais vous saviez que vous auriez perdu l’essentiel de ce petit émerveillement, vécu dans l’instant et destiné à disparaître.

Vous est alors soudain apparue la beauté étrange du spectacle à vos pieds, une série de tableaux disparates et aléatoires, mi-sales, mi sublimes.
Feuilles séchées dans la terre

Depuis, vous avez un peu oublié cette impression parce qu’elle est difficile à communiquer, à partager, à exprimer. Il n’y a pas de code esthétique pour ce sentiment, et vous ignorez s’il y a une histoire de l’art de l’impermanence de toutes choses. Il y a bien une théorie de la laideur qui est une forme de beauté, Baudelaire et Bacon s’en sont faits les penseurs, mais ça ne vous est d’aucune utilité pour comprendre ce que vous avez vécu parce que votre sentiment n’était pas seulement esthétique, au sens visuel du terme, il était bien plus profond, plus essentiel. 

En fait, vous avez fait l’expérience de wabi-sabi, sans le savoir.

Wabi-sabi 侘び寂び

Les deux termes sont japonais et leur association, qui change l’orientation du sens initial, l’est également. Il me semble que les Japonais excellent dans l’art d’exprimer ce qu’on ne désigne pas sous nos latitudes mais qui s’impose immédiatement, à l’instar du goût umami, quand on le rencontre : on connaissait la chose, mais on ne savait pas qu’il pouvait y avoir un intérêt à la dire.

Ce qui est wabi au Japon est linguistiquement lié à l’idée de pauvreté, d’insuffisance, de désespoir. Est wabi ce qui est seul dans l’espace, insuffisant, manquant, tandis que sabi désigne la corruption liée au passage du temps. Est sabi ce qui porte les signes de l’âge, la rouille, la décrépitude, la corruption amenée par l’écoulement des heures et des ans.

On connaissait la chose, mais on ne savait pas qu’il pouvait y avoir un intérêt à la dire.

Il a bien sûr fallu un petit miracle conceptuel pour que le couplage des ces deux termes assez peu engageants devienne positif.

Sans surprise, le wabi-sabi puise dans les traditions zen et taoïste. Dans ces deux courants philosophiques et spirituels, dominent les idées de simplicité et d’acceptation de la réalité. C’est au XVIe siècle japonais que les deux termes se rapprochent au détour de ce rituel qu’est la cérémonie du thé.

A la fin du XVe déjà, Murata Shuko (1423-1502), le premier maître de thé répertorié dans les textes, s’était élevé contre la propension de l’élite japonaise à déployer à cette occasion une vaisselle luxueuse et coûteuse, le plus souvent chinoise, pour faire la démonstration de son aisance. Shuko était entré en réaction contre cette tendance en proposant l’utilisation de vaisselle et d’ustensiles bon marché, produits localement avec des matériaux courants. 

Mourir pour le protocole 

Quelques années plus tard, Sen no Rikyu (1522-1591), entré comme maître du thé au service d’un seigneur et chef militaire, le brillant et excentrique Toyotomi Hideyoshi, radicalise cet état d’esprit, d’ailleurs au prix de sa vie. La fonction vous étonne ? Sachez que Rikyu n’était pas seul : neufs autres maîtres de thé officiaient avec lui pour procurer à Hideyoshi les ustensiles utiles à la cérémonie et en affiner le protocole. Mais voilà que Rikyu se démarque de ses collègues : fini le show off, le déballage de théières luxueuses, de pièces de mobilier d’exception pour accueillir des hôtes de marque aux titres ronflants. Sous son impulsion, la pièce à thé se rétrécit, atteint 3m2 au maximum pour faire tenir tous les participants qui doivent se plier en 4 pour y entrer. Une bouilloire, quelques tasses en terre grumeleuse, des ustensiles en bambou, c’est tout. Le but : que chacun oublie son rang et sa fonction, que tous soient égaux et recueillis pour apprécier ce qu’ils ont de plus précieux, le temps partagé là, dans l’intensité de l’instant. Épaule contre épaule, les participants observent le silence et peuvent entendre la respiration les uns des autres. Un retour savamment orchestré vers ce qui est strictement nécessaire pour détacher de nos pratiques, de nos habitudes et de nos ambitions, l’essence pure de l’instant qui passe. “Accorde toute ton attention à ce moment précis. Sois ici et maintenant, c’est tout.”

Épaule contre épaule, les participants observent le silence et peuvent entendre la respiration les uns des autres.

C’est beau et fascinant, cette intelligence mise au service du dépouillement pour plus de profondeur. Mais décidément Hideyoshi n’apprécie pas. Il préfère le chinois flamboyant, l’étalage d’une excellence complexe et coûteuse. Il nous semble qu’il lui aurait suffi de congédier ce maître de thé devenu maître d’une sobriété absolue. Peut-être que quelque chose, là, échappe à notre culture, à la compréhension que nous pouvons avoir de pratiques d’ailleurs et d’un autre temps : Rikyu est devenu célèbre loin à la ronde et sa philosophie se développe au grand dam d’Hideyoshi qui lui ordonne de procéder à son suicide rituel. Ce à quoi Rikyu s’adonne alors qu’il a atteint l’âge de septante ans. Mais après tout, Sénèque s’est aussi ouvert les veines sur ordre de Néron.

Porte d’entrée d’une maison de thé
Porte d’entrée d’une maison de thé

Wabi-sabi pour infuser toutes les dimensions de l’existence

La cérémonie de thé est l’occasion d’une mise en œuvre temporaire de wabi-sabi. Mais l’esprit de ce dernier peut infuser la vie dans son ensemble. Puisque wabi trouve la beauté dans la simplicité, développe une spiritualité profonde et une sérénité dans le détachement des choses matérielles ; puisque sabi est attentif au passage du temps, à ses marques, et y consent, wabi-sabi est acquiescement à ce qui ne dure pas, à ce qui est impermanent, donc incomplet puisque toujours en train de se défaire, donc imparfait, puisqu’il n’est pas de perfection qu’on puisse atteindre en prétendant y rester. Wabi-sabi voit et accueille l’impermanence, l’incomplétude et l’imperfection et y trouve là la beauté la plus authentique : “Quelle que soit ta situation, il y a de la beauté cachée quelque part.” Wabi-sabi sait que nos besoins sont simples, que notre gloire est une illusion et notre existence finie. Nul besoin, par conséquent, de s’embarrasser de biens matériels qui nous envahissent et au service desquels on finit par se mettre. Nul besoin de chercher son identité dans un soi individuel illusoire puisque nous formons un tout avec toutes choses qui croissent puis s’effacent. 

Wabi-sabi est acquiescement à ce qui ne dure pas, à ce qui est impermanent.

Wabi-sabi est la conscience vive – et heureuse – que l’imperfection est l’état naturel des choses et que leur beauté réside dans la rencontre entre elles et notre regard. Wabi-sabi, au fond, c’est : moins de biens matériels, et plus d’âme, moins de consommation de masse et plus de création individuelle, moins de chaos et plus de calme, moins de complexité et plus de clarté, moins de jugement et plus de pardon, moins de contrôle et plus d’acceptation, moins de tête et plus de cœur.

Ce dépouillement se voit jusque dans le dictionnaire. Sous la rubrique “nature”, le Cambridge dictionnary donne une liste presque interminable de termes puisque la nature comprend les animaux, les plantes, les montagnes, les forces physiques, chimiques et biologiques à l’oeuvre, le temps, les océans, etc. Son équivalent japonais, le Kōjien, sous la même rubrique, se satisfait d’une formule lapidaire : “les choses telles qu’elles sont”.

De ce survol un peu impressionniste, on voit comment wabi-sabi peut colorer l’existence dans toutes ses dimensions : il a un fondement métaphysique : Toutes choses évoluent depuis le rien ou régressent vers lui. Il dessine des valeurs spirituelles : la vérité se dévoile dans l’observation de la nature, la grandeur se cache dans le discret et le détail. Wabi-sabi correspond à un état d’esprit voisin de nos philosophes stoïciens : il est acceptation de l’inévitable, Amor fati nietzschéen. Il renferme le ferment de préceptes moraux : défais-toi de ce qui est inutile, concentre-toi sur ce qui fait spirituellement sens, ne t’embarrasse pas de considérations relatives à une hiérarchie matérielle. 

Le kintsugi est wabi-sabi

Les objets fabriqués en céramique et en porcelaine sont fragiles. Ils s’ébrèchent à l’usage, se brisent sous les chocs. Qu’en faire alors si ce n’est les réduire en granulats pour compléter le terrassement de nos chemins ?

Les réparer, bien sûr. De re-parer (préparer à nouveau, rétablir sa pureté primitive), la “réparation” est souvent vécue comme un pis-aller, un geste d’économie un peu triste qui ne parvient pas à nous faire oublier que nos possessions ont baissé en gamme. Mais on peut faire mieux. Comme en Chine ou au Vietnam, les Japonais ont depuis longtemps développé une tradition de la réparation qu’ils ont su élever au niveau d’art. Les tessons disjoints par l’accident sont rapprochés par un mélange épais composé de laque et de farine qui se rétracte en séchant, laissant apparaître des crevasses que l’artisan comble avec un amalgame de pâte de riz et de bois pailleté de poudre d’or. C’est la technique du kintsugi (“jointure en or”) dont l’esthétique charme tellement notre goût contemporain que nombre de fabricants s’ingénient à imiter la réparation dans des objets neufs.

Contempler un objet kintsugi, c’est faire une expérience wabi-sabi : par la réparation, se trouve incluse désormais, dans la spatialité de l’objet, les marques de sa temporalité. Il était intact, sans doute semblable à des centaines de congénères et quelque chose d’unique, un choc trop important, une chute sur le sol, a failli le réduire à néant. Mais kintsugi lui a redonné une nouvelle vie, sans dissimuler l’ancienne, qui reste présente, comme rescapée du malheur et rendue unique pour cette raison même comme on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve (il y a un peu d’Héraclite dans kintsugi), deux bols ne se cassent pas de la même manière et ils sortent donc de l’anonymat une fois réparés. Qu’un objet puisse être beau parce que réparé mérite notre attention. 

Par la réparation, se trouve incluse désormais, dans la spatialité de l’objet, les marques de sa temporalité.

Le message n’est pas seulement esthétique (qu’est-ce que le beau ?), il est un peu philosophique aussi. Que nous dit en effet ce bol réparé devenu digne de notre admiration ? D’abord, le Kintsugi nous rappelle que rien (ou presque) n'est irréparable. De nos contrariétés, voire de catastrophes, peut surgir un renouveau, une situation plus intéressante qu’avant. Kintsugi nous indique ensuite que notre vie ne se résume pas à essayer d’échapper à ce qui pourrait contrarier, à tenter d’avoir la vie la plus exempte possible d’épreuves ou de revers. Les bouleversements et la rencontre de l’adversité appartiennent pleinement à nos vies, balisent nos parcours, font de notre existence une trajectoire à nulle autre pareille. Message : évite la comparaison constante avec les autres : ils ont une vie que tu n’as pas, tu as une vie qu’ils n’ont pas. Nos erreurs nous font progresser. Tu n’entreprends rien par peur de l’échec ?  Souviens-toi que la perfection n’existe pas, puisque tout change. La peur de ne pas être parfait est un cercle vicieux, celui de la reconnaissance de l’imperfection à l’œuvre, au contraire, est vertueux. Vivre est un “working progress”. 

Evite la comparaison constante avec les autres : ils ont une vie que tu n’as pas, tu as une vie qu’ils n’ont pas.

Le boro aussi

Le terme vient du mot japonais « boroboro », qui signifie : quelque chose en lambeaux ou déchiré ». Nous rendrions l’idée par « haillons » ou « guenilles ».

Il était l’apanage, on s’en doute, de Japonais trop pauvres pour acquérir ou fabriquer des vêtements neufs. Il n’était pas rare que ces vêtements « quiltés » au fil des ans, traversent plusieurs générations. Il n’y a pas si longtemps, d’ailleurs, que même chez nous les techniques de raccommodage, de ravaudage et de rapiéçage ne sont plus enseignées dans nos écoles. Nos mères savaient encore enfiler la boule en bois dans le pied des chaussettes – tricotées mains- trouées à leur bout. « C’est déchiré ? Jette ! ça coûtera moins cher et ce sera plus rapide de racheter ! »

Mais le temps et le soin passé à exécuter le boro a une valeur : comme dans kintsugi, c’est une vie qu’on prolonge, un gaspillage qu’on évite. Les bouts de tissu prélevés sur des confections dont on ne peut plus rien faire viennent se fondre dans le vêtement qui renaît. Le recyclage est création. Les boro les plus anciens se vendent aujourd’hui à prix d’or, parce qu’ils portent, dans leur matérialité, les traces de passage du temps.

Les choses sont impermanentes, incomplètes, imparfaites. La perfection n’existe pas. C’est l’imperfection qui règne, laquelle n’exclut pas l’excellence, qui est le mieux que l’on puisse faire, sereinement, dans l’instant. Ce constat est de nature à nous permettre de renouer avec une modestie, une humilité, un état de gratitude, de bienveillance (tous à la même enseigne) et d’acceptation joyeuse (lâche prise !)  très profitables : ne serait-ce que pour cesser de tomber malades par notre engagement excessif tendu vers une perfection fantasmée, pour cesser de nous rendre malheureux par la comparaison constante de soi avec autrui (quel canon pour la perfection ? Celle des images lisses et photoshopées, toutes identiques ?), en finir avec le jugement négatif sur soi. A la fin, nous ne serons que poussière. En attendant, le flux de la nature pulse en nous.

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