De Jésus de Nazareth à Jésus-Christ - 3e partie : L'enseignement de Jésus de Nazareth
Dialogue avec André Sauge
MCS : Vous avez largement développé, cher André, la méthode de votre enquête pour montrer la différence essentielle entre Jésus de Nazareth et Jésus-Christ dans notre premier entretien. Vous nous avez fait suivre, ensuite, la vie du personnage réel qu’était Jésus de Nazareth, un sage de l’Antiquité, très éloigné de cette figure fabriquée, rendue divine par les textes, qu’est devenue Jésus-Christ.
Jésus de Nazareth est donc un sage, un philosophe qui s’est donné pour mission la libération d’une loi mosaïque qui empêche les populations qui lui sont soumises de donner toute la dimension de leur humanité et de prendre la responsabilité de leurs actions, avec bienveillance pour eux-mêmes et respect pour autrui. Vous écrivez : “Jésus de Nazareth s’était proposé une transformation des rapports humains à l’intérieur de la société à laquelle il appartenait.”1 “C’était un éveilleur”2 Je vous cite encore : “Ce qui intéressait Jésus, ce sont les conduites qui ne relèvent pas d’un code de lois ou d’un code de langue. Est-il un moyen que l’on puisse offrir à ceux qui n’ont pas les moyens de se protéger ? s’était-il demandé.”3
Nous arrivons là à un morceau consistant de l’enseignement de Jésus de Nazareth, objet de ce troisième échange. Il s’agit de le mettre en lumière très proprement, pour le dégager de la morale tronquée que les évangiles nous donnent à lire. Vous soulevez de nombreuses notions pour montrer comment le glissement s’est fait. “L’amour du prochain” n’est pas ce qu’on croit, pas plus que le “prochain” d’ailleurs. Le règne de Dieu n’est pas aux cieux et la règle d’or est moins tautologique que ce que la tradition nous enseigne. Il est partout question de bienveillance et de compréhension et jamais de sanction ni de punition. Les péchés n’ont pas de place dans cet enseignement et leur pardon n’a par conséquent aucune consistance.
AS : Pour entendre la sagesse de Jésus, il faut commencer, peut-être, par se débarrasser des discours et des paraboles de l’Evangile de « Matthieu », qui a constitué en quelque sorte la table de la loi des Eglises. Voire ! Il s’agit de se débarrasser de l’esprit de cet Evangile ou de quelque chose comme sa visée profonde : faire d’une morale personnelle l’élément structurant de l’individu. Je prends un exemple de règle de conduite puisée dans Matthieu, d’une part parce qu’elle est universellement, je crois, mal traduite, d’autre part parce qu’elle éclaire l’essence de toutes les autres prescriptions christiennes. La sentence est énoncée selon une formule typique dans Matthieu : « Vous avez entendu qu’il a été dit » (dans la Torah, évidemment) : « Tu ne commettras pas l’adultère », en grec - je rappelle que cet Evangile a été écrit en grec - ou moikheuseis, ce qui signifie plus exactement : « tu ne répandras pas (ta semence) comme de l’urine ». Cet énoncé est la formulation minimale de l’interdit – qui, de tous les codes de loi antiques n’apparait que dans la Torah ; l’évangéliste renchérit sur elle (il procédera de la même façon en ce qui concerne l’amour du prochain, etc.) : « Eh bien moi je vous dis : celui qui regarde une femme ‘avec convoitise’, traduit-on, a déjà commis l’adultère en sa pensée » alors qu’il faudrait traduire : « Celui qui regarde une femme de telle sorte qu’elle le désire, a déjà commis l’adultère en pensée. »
“Il s’agit de se débarrasser de l’esprit de l’Evangile de Mathieu ou de quelque chose comme sa visée profonde : faire d’une morale personnelle l’élément structurant de l’individu.”
La formule de Matthieu renchérit sur l’interdit de la Loi de Moïse en mettant en garde non devant un acte, qui sera matériellement constatable et, éventuellement, punissable, mais devant une intention, qui s’exprime dans un regard qui invite une femme à se laisser ‘compisser’ par un homme autre que son mari. Sur les adeptes de la loi de Moïse, les christiens gagnent en intériorité. Ils sont invités à maîtriser leurs désirs (et non à les nier à la manière bouddhiste). Cela a été considéré comme un progrès, la condition qui permet à tout individu adulte d’acquérir une identité spirituelle, centre organisateur de sa personne. Je crois que c’est ce qui a conduit notre civilisation dans l’impasse d’une forme de schizophrénie, d’une faille impossible à colmater entre une chair idéale, sans nerf, ni muscle, ni os, n’ayant d’autre consistance que sa sentimentalité (« Aime et fais ce que tu veux ») et la dure réalité, transformée en mal.
La formule de Matthieu renchérit sur l’interdit de la Loi de Moïse en mettant en garde non devant un acte, qui sera matériellement constatable et, éventuellement, punissable, mais devant une ‘Intention’. Je crois que c’est ce qui a conduit notre civilisation dans l’impasse d’une forme de schizophrénie.
Il ne pouvait pas y avoir de plus efficace neutralisation de la sagesse de Jésus de Nazareth que celle de son détournement par l’idéologie évangélique, qui s’adresse à l’individu en lui proposant une doctrine du salut personnel. Ce qui intéressait Jésus, ce n’était pas de proposer des recettes pour assurer son salut personnel dans l’au-delà, c’est de proposer à ceux qui voulaient bien l’écouter, non pas singulièrement les « pauvres et les mendiants », mais tous ceux qui se meuvent dans l’ouvert du monde, parmi lesquels il y a aussi des femmes et des esclaves, des règles de conduite grâce auxquelles ils pouvaient se donner une prise, ne serait-ce qu’en se chargeant d’un baluchon par exemple, sur leurs conditions de vie.
Il ne pouvait pas y avoir de plus efficace neutralisation de la sagesse de Jésus de Nazareth que celle de son détournement par l’idéologie évangélique, qui s’adresse à l’individu en lui proposant une doctrine du salut personnel.
Je pense qu’il n’est pas abusif de dire que dans l’Antiquité, le comportement de Jésus de Nazareth parmi les Sages (philosophes en Grèce), a été unique ; il est le seul qui n’ait pas fondé une école, dont les propos s’adressaient au tout-venant du monde auquel il appartenait, la Judée, la Galilée, la Décapole à l’Est du lac de Tibériade, composée d’une population issue de la colonisation grecque à l’époque des Séleucides. Cette singularité était liée à une autre singularité, celle d’une double contrainte qui pesait sur les sujets de la loi de Moïse, constituant la majorité de la population en Judée et en Galilée. Ils n’étaient pas des citoyens, ils étaient sujets d’une loi qu’ils ne s’étaient pas donnée, dont les autorités du temple étaient les gardiens ; ses contenus – Thorah et prophètes essentiellement – leur étaient rappelés lors de la proseukhè du sabbat sur les lieux d’un rassemblement ou, au premier siècle de notre ère, dans un bâtiment appelé en grec synagogue (lieu du rassemblement) : sur les lieux de cette proseukhè on protestait à chaque fois de sa fidélité à ce que le Seigneur (YHWH) a prescrit une fois pour toutes par l’intermédiaire de Moïse. En retour, le dieu d’Israël, le seul vrai Dieu, installerait le peuple qu’il s’était choisi pour être son témoin au milieu des hommes sur une terre où ne pèserait plus aucune menace venue du dehors. Or la Judée et la Galilée, comme les autres entités de la région, étaient gouvernées par les Romains. La population était donc soumise à un double régime de taxes, d’une part le didrachme pour l’entretien du personnel du temple une caste sacerdotale de lettrés à qui le travail manuel était interdit, d’autre part le tribut que l’on doit verser à l’occupant (capitation – taxe par « tête » - et taxe foncière).
Les sujets de la loi de Moïse, constituant la majorité de la population en Judée et en Galilée n’étaient pas des citoyens, ils étaient sujets d’une loi qu’ils ne s’étaient pas donnée, dont les autorités du temple étaient les gardiens.
Lisons les actes et paroles de Jésus de Nazareth dans l’ordre où ils sont exposés dans la traduction de Silas. Tout commence donc à Nazareth par une proposition que Jésus fait dans la synagogue : l’annonce prophétique de la délivrance des prisonniers, des estropiés, des malades s’accomplit maintenant par ma bouche si vous voulez bien m’écouter ! Jésus est expulsé de la synagogue, menacé d’être traité comme blasphémateur, c’est-à-dire lapidé. Qu’à cela ne tienne ! L’espace public deviendra le lieu où faire entendre l’urgence d’une réponse à la demande, comme étouffée sous un bâillon, de tout un peuple, l’interdit qui lui est fait, tout simplement, de « se porter », nous dirions, de « se gérer », d’être autonome, de se comporter en adulte libre, ce qui veut dire aussi responsable de ses actes et de ses paroles. Voilà ce que Jésus, à travers ses déambulations, révèle aux témoins de ses actes, en invitant des pêcheurs à ne pas prendre une pêche extraordinaire pour une pêche miraculeuse, en invitant un paralytique à se mettre debout et à retourner chez lui pour mettre le feu à son grabat, en approuvant une courtisane qui lui a découvert en quoi consiste l’accueil de l’autre et l’a définitivement affranchi de la loi de Moïse en lui montrant par toute son attitude que l’être humain n’a pas de dette envers Dieu.
L’être humain n’a pas de dette envers Dieu.
Tandis qu’il faisait ces expériences, il prenait conscience du but qu’elles lui fixaient : le temple de Jérusalem ; en même temps il s’expliquait à quel profond changement d’attitude il fallait inviter hommes et femmes aliénés par leur soumission à la loi de Moïse et comment reformuler la conception de ce que les Grecs appelaient le philos (l’allié), les Romains l’amicus, les Judéens le proche. Ceci éclairci, il serait « armé » pour rassembler autour de lui des hommes et même des femmes qui l’accompagneraient jusqu’à une esplanade qu’il débarrasserait de ses victimes sacrificielles.
Principe de base : il ne s’agit pas de refonder, de s’allier pour établir de nouveaux partages, de renouveler un pacte social et de définir de nouvelles solidarités, il s’agit d’abord de faire éclater les conceptions restrictives de l’appartenance de l’individu à un groupe d’alliés, ce qui entraîne le rejet hors du Soi de toute une masse d’individus, estampillés comme étrangers, potentiellement hostiles. La règle ne sera pas « d’aimer » son prochain tout simplement parce qu’il n’y a pas de prochain ; celui qui est près de moi n’est pas moins autre, c’est-à-dire autonome, ne relevant que de son propre vouloir, que la masse des inconnus habitant au plus lointain de l’espace, ayant, probablement, des coutumes fort étranges. A l’égard de l’autre, la seule règle de conduite est de se le rendre proche en l’accueillant, et s’il gronde et montre les dents à la façon d’un chien lorsqu’on s’approche de son os, surtout de ne pas réagir en lui montrant les dents. Etre solidaires importe plus que de nouer des alliances pour accroître sa force.
Etre solidaires importe plus que de nouer des alliances pour accroître sa force.
Pour s’orienter dans leurs actions, les êtres humains n’ont pas besoin de lois qui les contraignent à ne pas commettre le mal, les plient au bien : il existe en eux un logos, une semence, un principe de fécondité, ce qui peut se dire aussi un principe de générosité, qui les rend capables d’inventer en situation une solution qui va dans le sens de ce qui est bon pour l’agent et ses co-agents.
Pour s’orienter dans leurs actions, les êtres humains n’ont pas besoin de lois qui les contraignent à ne pas commettre le mal, les plient au bien.
MCS : Je ne résiste pas, une fois encore, à citer un passage que je trouve extraordinaire – je dirais même “habité”:
“La première partie de l’enseignement de <Jésus de Nazareth> énonce la règle de base des conduites humaines : accueillir l’autre (l’adversaire, l’ennemi, l’étranger, le proche), et non le défier, ni rivaliser, ni instaurer une relation de force avec lui. De manière générale, déjouer la violence, notamment en la déconcertant et non lui opposer une violence plus forte ; la canaliser et non la refouler ou la réprimer. En conséquence du refus de la rivalité et donc de la compétition, ne pas réclamer le respect strict d’une réciprocité mesurable et quantifiable – ne pas en rester au niveau de la compétition avec l’autre - mais élever la relation à l’autre au niveau de la grâce (du comportement gracieux), de l’agir qui n’aliène la liberté ni de celui qui reçoit, ni de celui qui donne. Ce qui veut dire : le respect de l’autonomie de l’autre comme le respect de mon autonomie par l’autre doit être absolus. Telle est la norme de réciprocité indépassable, la vraie règle d’or : préserver en chacun la part de ce qui est inassimilable par les pouvoir et les savoir, par les vouloir et les devoir, inassimilable par eux et irréductible à eux. On peut appeler cette part l’étrangeté radicale de l’être humain au sein des êtres vivants.”4
Il s’agit presque d’une prière, mais d’une prière horizontale, un mantra utile aux humains pour vivre en meilleure intelligence, pour faire de nos vies, une trajectoire qui fait sens. Vous nous dessinez un Jésus qui synthétise en lui une bonne part de la sagesse antique sur la vie bonne tout en révolutionnant cette tradition par la revendication de l’égalité stricte entre les humains.
AS : La règle fondamentale est celle de l’accueil de l’autre en tant qu’autre – et non pour l’assimiler à soi. Dans la première proposition d’une suite de sentences qui traitent des rapports entre individus, Jésus énonce cette règle sous une forme apparemment paradoxale, qu’il me faut rapporter en grec : « agapâte tous ekhthrous humôn ! ». Nous entendrons correctement cette formule si nous nous souvenons de son arrière-plan, celui du premier commandement, la formulation du Deutéronome : agapêseis Kurion ton theon sou : « Tu aimeras YHWH, ton Dieu ». Alors qu’il s’adresse à des Galiléens rassemblés dans une « plaine » non loin sans doute des bords du lac, dès le début du discours qu’il leur tiendra, Jésus procède d’emblée à un renversement sacrilège en substituant à Kurion, ton theon sou (à Yahvé, ton Dieu), comme suite du verbe agapân le mot Ekhthrous, interdisant à son auditoire d’entendre le verbe dans le sens que les traducteurs de l’hébreu lui ont donné, celui « d’aimer » (au sens d’avoir de l’affection pour, chérir). « Aimer » ceux que l’on peut « détester » en tant qu’étrangers, relevant d’autres normes que nous et d’autres divinités que la nôtre ou les nôtres, est un oxymore, « une alliance de termes contradictoires », une injonction paradoxale qui oblige à trouver une sortie hors du piège et non à s’abîmer dans le gouffre de l’amour de Dieu. Le christianisme est resté coincé dans ce piège, se contentant de le rendre inoffensif par une dilution de sentimentalité confusionnelle. Il suffit, pour s’en dépêtrer, de rendre au terme grec la valeur qui est la sienne en grec : « Accueillez vos Ekhthrous ». Des Ekhthroi, ce ne sont ni des polemioi (des ennemis de guerre), ni des enantioi (des adversaires), ni le xenos (l’étranger que l’on accueille) : c’est « l’homme de l’extérieur », « du dehors », celui avec qui nous n’avons aucun lien, aucune obligation, ou plus aucune obligation quand il s’agit de quelqu’un de l’intérieur, un membre du groupe, qui a commis un acte par lequel il s’est rendu étranger au groupe auquel il appartient parce qu’il a commis une infamie, un meurtre, ou parce qu’il traite son entourage comme selon son bon plaisir.
« Aimer » ceux que l’on peut « détester » en tant qu’étrangers, relevant d’autres normes que nous et d’autres divinités que la nôtre ou les nôtres, est un oxymore, « une alliance de termes contradictoires », une injonction paradoxale qui oblige à trouver une sortie hors du piège. Or le christianisme est resté coincé dans ce piège, se contentant de le rendre inoffensif par une dilution de sentimentalité confusionnelle.
A son auditoire pour qui il n’était pas coutume d’accueillir des étrangers selon le rite de l’hospitalité, Jésus ne pouvait pas se contenter de dire : « Accueillez comme vos hôtes des étrangers ». Il lui fallait formuler une demande universellement valable : « accueillez et prenez sous votre protection ceux et celles du dehors ». Seraient-ils les seuls envers qui nous aurions des obligations éthiques ? Evidemment, non ! Ou plutôt, si ! A condition de considérer tout être humain jusqu’à soi-même comme autre demandant d’être accueilli. Après l’accueil, il peut arriver que l’on s’aime, mais déjà la physiologie et les affects s’en sont mêlés ; que chacun se débrouille avec les sentiments et ses amours, mais ne perde jamais de vue l’autre inaliénable. Inviter à accueillir les êtres humains « du dehors », c’est indiquer une mesure de l’accueil : au-delà de ce qui a déjà été accompli. Tout autre est irréductible à soi, et je suis moi-même irréductible à moi.
En formulant ainsi la demande, Jésus a réglé la question éthique de Dieu. Demander de l’aimer de tout son cœur, dans toute sa pensée, dans toute sa vie, est absurde. S’il se présentait, il serait quoi qu’il en soit impossible de l’accueillir. Il ne nous occupera donc pas ; il semble d’ailleurs que la question métaphysique de Dieu n’ait absolument pas préoccupé Jésus, pas plus que la plupart des questions sur lesquelles les philosophes de la Grèce aimaient spéculer, l’origine des choses, leur nature, etc., etc.
Demander d’aimer Dieu de tout son cœur, dans toute sa pensée, dans toute sa vie, est absurde.
Le moment décisif de la relation à l’autre est celui de sa rencontre. Comment faire que cette rencontre en soit vraiment une et, en même temps, comment désamorcer la violence qui lui est constitutive puisqu’il n’existe pas de loi à laquelle je devrais obéir et que jamais aucune loi n’obtiendra de moi que je me comporte correctement, « justement » disaient les Grecs avec tous ceux qui, quotidiennement, viennent heurter ma trajectoire ? La peur, sans doute. Mais la peur génère aussi bien l’obéissance, la soumission, que la méfiance qui nourrit la haine. La rencontre dégénère en conflit, ouvert et latent, quand je vois en l’autre ou quand il voit en moi un rival. Ce qu’il faut donc désamorcer, casser, inlassablement « défaire », c’est la rivalité. Il faut transformer l’adversaire en partenaire. Comme l’avait dit bien avant Jésus, Hésiode, la pulsion vers l’autre (« eris ») peut être chargée d’agressivité ; mais cette agressivité jalouse, répulsive, n’est que l’envers d’une attirance par ce qu’il y a en l’autre d’inaliénable et qui me fait prendre conscience de ce qu’il y a en moi aussi d’inaliénable. Au lieu de haïr, il m’appartient d’admirer. Je n’y parviendrai pas si je ne sais pas d’abord me moquer de moi-même, si je ne sais pas considérer la tentative de me rabaisser physiquement, de m’humilier par un coup dans la mâchoire, par exemple, comme un signe de faiblesse de l’autre qui n’a que sa force à faire valoir. Me moquer de ma propre force et donc du recours à la force me donnera la possibilité, d’abord d’être maître de la pulsion qui, sur le moment, me pousse à recourir à la force, ensuite de rétorquer, en ironisant ma propre force, d’ironiser celle de celui qui agit en adversaire, de le désarçonner, de lui faire perdre son assurance, de le déséquilibrer et, peut-être, de lui tendre la main pour l’empêcher de tomber.
La peur génère aussi bien l’obéissance, la soumission, que la méfiance qui nourrit la haine.
Mieux que Diogène demandant à Alexandre de se retirer de son soleil s’il voulait qu’il réponde à sa question, Jésus a été celui qui a ironisé de manière absolue les rapports de force et de rivalité parce qu’il ne l’a pas fait du point d’une puissance sociale opposant à une autre puissance sociale, comme l’aurait fait un aristocrate prétendant à la souveraineté sur tous les autres, et donc sur le populo, mais du point de vue de ce qu’il appelait en araméen « le fils de l’homme », c’est-à-dire « hom », « on », « n’importe qui », « moi » sans distinction et se moquant des distinctions ; il l’a fait du point de vue de la négation de toute puissance, permettant de transformer toute adversité en partenariat.
MCS : “Au lieu de haïr, il m’appartient d’admirer,” dites-vous. Mais comment puis-je admirer “celui qui prétend à une souveraineté sur tous les autres” ? Si je ne suis pas en situation de le “déconcerter” dans ses certitudes, que me reste-t-il ? L’indifférence ? Le combat ?
AS : Celui qui prétend à une souveraineté sur tous les autres, je ne peux en aucun cas l’admirer, quelles que soient même les bonnes raisons de sa prétention. Le déconcerter ? Il est probable que je ne le pourrai pas. En ce domaine, il n’est pas question de faire œuvre individuelle. Il n’est pas possible non plus de se résigner à des Donald Trump et autres Ellon Musk, à quelque niveau que ce soit, d’un pays, d’une administration, d’une entreprise, d’une commune. A peu près partout, je pense, le régime politique et économique est celui de la concurrence, qui, elle, incite les individus à se faire valoir en écrasant aussi bien les collaborateurs, forcés de l’être, que les rivaux. Ce sont les rapports humains de manière générale qu’il s’agit de modifier, c’est ce que réclame la situation dans laquelle nous sommes, partout dans le monde, c’est ce que réclament les changements climatiques, c’est également ce que réclame, par exemple, la lutte des femmes contre les violences masculines. Pour cela, il ne suffira pas de se « liguer » pour inverser un rapport de forces. Il faut modifier des comportements, ses comportements. Prenons, par exemple, la tendance des hommes à traiter les femmes en objets de désir. La véritable lutte des femmes, à mon avis, en ce qui concerne cette tendance consistera à faire un pied de nez au désir des mâles – ça peut s’improviser – mais aussi à se moquer de leur propre désir d’être désirables. Dénoncer l’usage qui est fait de la femme dans les publicités et y mettre un terme, ça doit être réalisable, non ? Mais pour cela, il faudra transformer en profondeur notre civilisation dont le ressort est de tout transformer en marchandise.
A peu près partout, je pense, le régime politique et économique est celui de la concurrence, qui, elle, incite les individus à se faire valoir en écrasant aussi bien les collaborateurs, forcés de l’être, que les rivaux.
Maintenant que nous apprenons à collaborer, à coopérer, à travailler et à faire œuvre ensemble, qu’en tous nos échanges nous respectons l’égalité, il nous reste à introduire de l’inégalité, afin que nous ne soyons pas totalement absorbés dans l’indifférence universelle des Egos égaux. Il ne s’agit pas de préserver son Ego, il s’agit à nouveau de casser un mécanisme, de l’égalité massive, des quantités échangées de façon égalitaire, il s’agit d’introduire dans ces échanges quantitativement égalitaires de la qualité, de les affecter de la marque de la liberté par un geste spontané, que le grec nommait kharis, « action gracieuse » - qui consiste, de la part de la marchande de légume, par exemple, à ajouter un bouquet de basilic aux légumes que vous venez de lui acheter au prix coûtant. Un échange quantitativement égalitaire entre V, le vendeur, et A, l’acheteur, consiste en ce que A obtient légitimement de V telle quantité de produit en la lui payant conformément à une valeur définie par une instance dont A et V reconnaissent l’autorité. Dans ce type d’échange, tous les V (V1, V2, … Vn) et tous les A (A1, A2, …An) sont traités égalitairement ; il est une qualité, essentielle aux uns et aux autres, qui ne s’exprime pas, c’est leur liberté, la capacité qui leur est intrinsèque, d’un agir spontané même quand il s’agit d’échanges, pacifiques s’ils sont égalitaires. Le geste gracieux, qui n’appelle pas un autre geste gracieux à titre de réciprocité, introduit dans la relation entre les deux partenaires la puissance de la générosité. Là où un surplus gracieux est introduit dans l’échange – un sourire y suffit – la réciprocité est élevée d’un degré ; elle change de niveau, de quantitative, elle devient qualitative ; le geste gracieux éveille dans le sujet qui en est l’objet la puissance de la générosité qui libère de l’idée de devoir. Ce sera à mon tour de me montrer généreux, mais ça ne sera pas par obligation.
Maintenant que nous apprenons à collaborer, à coopérer, à travailler et à faire œuvre ensemble, qu’en tous nos échanges nous respectons l’égalité, il nous reste à y introduire de l’inégalité, afin que nous ne soyons pas totalement absorbés dans l’indifférence universelle des Egos égaux.
Pourquoi, au terme d’un ensemble de conseils par lesquels il invite son auditoire à éviter tout comportement agressif, revendicatif, Jésus conclut-il par une parabole (une comparaison) dans laquelle il évoque le comportement de deux types d’auditeurs sous l’image de deux façons de bâtir, l’une qui consiste à donner à une maison des fondements creusés en profondeur jusqu’à atteindre le rocher, l’autre qui fait l’économie de fondements trop pénibles à réaliser ? La réponse nous est donnée par une « lettre » de Cratès, le cynique, à ses compagnons (Lettre 5) : « C’est quelque chose de bien qu’une loi, mais elle ne vaut pas mieux que l’exercice de la sagesse (« la philosophie »). Car la loi contraint à ne pas commettre d’injustice, la pratique de la sagesse l’enseigne. […] Il vaut mieux, pour les hommes, fonder sur un enseignement la pratique de ce qui est juste plutôt que d’être contraint à ne pas commettre des actes injustes. » L’individu qui fait de l’obéissance à une loi la maxime de ses actions ne se donne pas les moyens de creuser en profondeurs ses règles de conduite jusqu’à atteindre une assise telle qu’il peut attendre avec sérénité toute éventualité : au plus profond de lui-même, il est inaliénable.
La loi contraint à ne pas commettre d’injustice, la pratique de la sagesse l’enseigne.
Est venu le moment où le Nazaréen a su à quelle organisation civique il était possible d’aspirer, celui d’un ensemble de solidaires non exclusifs, dans lequel les individus seraient capables de se rendre proche l’étranger sans avoir besoin, pour cela, de la médiation d’un Dieu. Les dieux avaient pour fonction de renforcer les appartenances ethniques ou, à l’intérieur d’une même ethnie, les appartenances politiques. Les lettrés judéens n’avaient rien modifié à cette conception qui faisait d’un peuple le protégé d’un dieu. Ils avaient simplement prétendu que leur dieu protecteur, c’était le seul vrai Dieu, souverain de tous les peuples. Ni le Juif, ni le Grec, ni le Romain, ni aucun des Barbares Parthes, Germains ou Gaulois ne sera mon prochain : on ne se solidarise pas avec des idées. Et si l’on se solidarise grâce à des idées, la solidarité sera à la mesure de l’universalité de l’idée. Tous frères ? Non, tous autres.
L’individu qui fait de l’obéissance à une loi la maxime de ses actions ne se donne pas les moyens de creuser en profondeurs ses règles de conduite jusqu’à atteindre une assise telle qu’il peut attendre avec sérénité toute éventualité : au plus profond de lui-même, il est inaliénable.
Le partage de la nourriture
Au cours de sa marche où il avait Jérusalem et le temple en point de mire, apparaissent avec le plus de constance des préoccupations économiques, ce qui se comprend : y est en jeu la seule demande adressée à Dieu, Père, non en tant que gardien et agent de la domestication du troupeau humain, mais en tant que donateur, purement et simplement donateur, de la vie, sous la modalité de la générosité, qui, évidemment, ne réclame rien en échange du don qu’elle fait, y est donc en jeu la seule demande adressée à Dieu : « donne-nous dès aujourd’hui le pain du lendemain ». Comment tous les besogneux, tous ceux qui sont astreints à l’unique satisfaction du besoin quotidien, par excellence, de nourriture, pourront-ils être soulagés de leur fardeau, comment pourront-ils avoir le temps de réfléchir assez pour dépasser le simple niveau de l’apprentissage de consignes auxquelles il faudra obéir ? Quelle économie pourrait libérer les asservis à leurs besoins quotidiens et à ceux de leurs maîtres ?
MCS : Quelques éléments de réponse ?
AS : A Bethsaïde, dans son domaine, au moment de partir avec un groupe de compagnons et de compagnes venus de Galilée qui l’ont rejoint, il définit une règle : on mettra en commun toutes les nourritures et autres ressources utiles pour la marche jusqu’à Jérusalem, puis on les répartira égalitairement, dans le cadre de cette marche, bien sûr. Mais la règle s’appliquera à chaque épisode de collaboration et y sera adaptée : après la mort du maître, les disciples en ont fait un des traits saillants de leur organisation sous la modalité de repas, le lendemain du sabbat, pris en commun, impliquant la règle, pas toujours respectée, de mise en commun de la nourriture et de sa redistribution par des « diacres », des diakonoi, des agents de la distribution (dia-) et de la mise en commun (konoi).
Puis, au début du parcours, Jésus instruit ceux qui l’accompagnent en paraboles et en fables.
Le fils prodigue
Parmi les êtres vivants, un être humain (adulte) est celui qui fait usage de nourriture qu’il reçoit, qui lui est donc donnée. A la différence des animaux, il n’arrache pas sa nourriture, par exemple. Telle est l’une des pointes de la parabole que l’on dira « du fils prodigue » ou « des deux fils ». Le cadet a obtenu de son père qu’il lui donne sa part d’héritage, acceptant ainsi qu’il s’émancipe de sa tutelle. Parti en voyage à l’étranger, le fils dépense sans compter jusqu’au jour où il est sans ressources sur une terre dévastée par la sécheresse, en proie à la famine. Impossible de s’y procurer même de la nourriture. Il accepte de suivre un troupeau de cochons pour un propriétaire qui ne lui garantit aucun paiement. Ce sera selon l’humeur du moment. Le troupeau s’est arrêté sous un beau caroubier ; il dévore les fruits tombés à terre. Le jeune émacié se repaîtrait volontiers des mêmes fruits, mais « aucun des cochons ne lui en donne ». La faim l’aura au moins conduit à ce constat-là, à cette prise de conscience de ce qui fait de lui un être humain et du moment où il risque de basculer dans l’animalité : se comporter en être humain, c’est refuser de « prendre de force », de « piller », d’« arracher » sa nourriture ; un être humain reçoit sa nourriture, ce qui veut dire aussi, la reçoit en partage. Dès lors le fils décide de retourner chez son père pour y travailler. Joyeux, le père fait apprêter un festin pour fêter son retour : voilà un fils qui a pris le risque de lui-même, qui l’a pris jusqu’aux limites de son humanité, ce qui lui a permis d’en découvrir l’essentiel : le partage est la condition de l’homme. Voilà ce que l’aîné n’a pas su découvrir en restant dans le giron paternel par obéissance et soumission.
Se comporter en être humain, c’est refuser de « prendre de force », de « piller », d’« arracher » sa nourriture ; un être humain reçoit sa nourriture, ce qui veut dire aussi, la reçoit en partage. Le partage est la condition de l’homme.
Certes, préalablement, tout groupe auquel les hommes appartiennent, s’est emparé par la violence du territoire qu’il occupe. Mais après cette appropriation violente, un partage a été opéré selon des modalités diverses. Jésus ne se résignait pas à cet état de chose publique, semble-t-il ; sa marche contre le temple visait justement à mettre un terme au partage mis en place en Judée : seule une caste aristocratique détenait la compétence intellectuelle qui lui permettait le contrôle des règles de partage social (la Loi de Moïse) et économique (gestion de l’économie sacrificielle). Le partage judéen avait consisté à sacraliser une violence fondatrice par un rituel sacrificiel quotidien qui, en même temps qu’il la neutralisait, en entretenait le feu.
Le partage judéen avait consisté à sacraliser une violence fondatrice par un rituel sacrificiel quotidien qui, en même temps qu’il la neutralisait, en entretenait le feu.
L’être humain est un être parlant
Ici, je crois, une parenthèse est nécessaire pour parler de la singularité de l’homme qu’un jeune, insouciant du lendemain, nous a découverte. Si le partage est la condition de l’homme, cela tient à sa qualité d’être parlant, c’est-à-dire d’usager d’un moyen de communication à double niveau d’articulation : un ensemble de phonèmes (sons d’une langue) formant système constitue le substrat symbolique de la communication. Substrat symbolique signifie exacte application d’un ensemble d’articulations buccales et vocales à un ensemble auditivement perçu par un organe du cerveau nommé planum et dont la seule fonction est précisément d’identifier les traits distinctifs d’une figure sonore articulée, soit de « percevoir » cette figure. Les signaux grâce auxquels les animaux communiquent sont en continuité avec le pilotage biologique de leur comportement, ce qui veut dire qu’un signal agit en situation ; il consiste, par exemple, en un cri d’alarme.
Les signaux grâce auxquels les animaux communiquent sont en continuité avec le pilotage biologique de leur comportement, ce qui veut dire qu’un signal agit en situation ; il consiste, par exemple, en un cri d’alarme.
Seuls les êtres humains naissent avec une aptitude qui leur est propre dans l’ensemble du vivant, celle de percevoir des sons en tant que phonèmes, en tant que figure sonore corrélat d’une somme de traits articulatoires distinctifs. A la naissance, un enfant perçoit deux phonèmes, un phonème vocalique ([a]) et un phonème consonantique ([b]). Au cours de sa croissance, la première année, il vivra un stade du babillage (déclenché par les paroles qu’il entend dans son entourage), de production libre et aléatoire de phonèmes bien plus nombreux que ceux dont il fera usage dans sa vie, même si, plus tard, il apprend à parler plusieurs langues ; à partir de dix mois, environ, il devient capable de détacher de cet ensemble de sons humains (phonèmes) qu’il peut produire, les phonèmes spécifiques dont font usage les adultes ou enfants de son entourage, pour ensuite être capable de les produire à l’intérieur d’une suite formant un mot ; c’est parce que l’application de l’ensemble articulé à l’ensemble perçu auditivement est exacte que l’enfant, en parlant, deviendra capable de communiquer, d’employer des figures sonores significativement identiques à celles qu’émettent les adultes. Voilà le partage humain fondamental : toute langue doit s’apprendre, et cela avant quatre-cinq ans. Et au départ de toutes langues, il y a eu un groupe humain à l’intérieur duquel s’est mise en place l’institution symbolique d’une première langue.
Voilà le partage humain fondamental : toute langue doit s’apprendre, et cela avant quatre-cinq ans. Et au départ de toutes langues, il y a eu un groupe humain à l’intérieur duquel s’est mise en place l’institution symbolique d’une première langue.
Parler n’est pas une conduite biologique, parler est une conduite forgée par l’être humain. Toutes les relations au monde, aux choses, aux vivants, aux êtres humains passeront par la langue que l’individu a apprise et qu’il continuera à apprendre s’il continue son voyage à l’étranger jusqu’à sa mort. Sa langue est par excellence ce qu’un être humain reçoit non pas de la nature mais d’un autre être humain (et accueille en l’apprenant) ; elle est ce qui l’inscrit dans une relation au monde, aux choses dans ce monde, à la nature, aux animaux, aux autres êtres humains et à lui-même. La leçon que Jésus tire dans la parabole du « fils prodigue » - je préfère ce titre à celui des « deux fils » parce qu’il laisse entendre que l’être humain se découvre le plus sûrement dans une forme de dilapidation de soi – nous découvre sur quelle base solide reposait son intuition de l’humain et quelle était pour lui la fonction de la parabole : dans le raccourci d’une formule rattachée à une situation - un jeune homme qui a faim au milieu d’un troupeau qui se gave de fruits prend conscience qu’il n’y a dans ce troupeau « personne » pour lui donner –, extraire un trait essentiel de l’humain intuitivement perçu.
L’être humain se découvre le plus sûrement dans une forme de dilapidation de soi.
Méfions-nous des tribuns
Gare à nous ! Les tribuns excellent dans ce genre d’exercices. Qu’est-ce qui, pour nous, distingue Jésus de Nazareth d’un tribun (ou d’un gourou) ou de tout autre individu de même farine ? Une langue « communique » à condition que quelqu’un, singulièrement, la prenne en charge et s’indique, par « je » en français, comme l’origine de ce qui est dit. L’usage normal de la langue se fait dans une relation réciproque, mais la réciprocité langagière a quelque chose de singulier par rapport à la réciprocité dans un échange de biens par exemple : dans la communication verbale, les rôles ne se superposent pas exactement, ils sont comme les deux mains, antisymétriques ; vous pouvez plaquer une main contre l’autre, vous ne pouvez pas les superposer. L’émetteur du message, qui en a l’initiative et qui par-là affirme son statut d’agent autonome, d’une manière ou d’une autre soumet le récepteur, l’interlocuteur à son écoute. Quand il lui cède la parole, il peut faire semblant d’écouter. L’égalité entre les deux rôles est rétablie si l’émetteur du message implique, dans son émission, la capacité de l’autre à répondre librement. Cela n’est jamais le cas du discours du tribun. En revanche, dans sa façon de s’adresser à un auditeur ou à un auditoire, toujours Jésus de Nazareth a impliqué dans ce qu’il énonçait la capacité de l’autre à répondre ; ainsi refusait-il d’expliquer une parabole. Ce sont significativement les auteurs des Evangiles qui ont introduit des explications des paraboles ; ils ont transformé Jésus le sage en prédicateur, qui dit clairement tout ce qu’il faut entendre et qui n’aime pas que l’on s’écarte de la direction qu’il indique, car « il est la voie, la vérité, la vie » !
Dans sa façon de s’adresser à un auditeur ou à un auditoire, toujours Jésus de Nazareth a impliqué dans ce qu’il énonçait la capacité de l’autre à répondre ; ainsi refusait-il d’expliquer une parabole. Ce sont significativement les auteurs des évangiles qui ont introduit des explications des paraboles ; ils ont transformé Jésus le sage en prédicateur.
La pensée économique de Jésus de Nazareth
Si le partage est la condition de l’homme, si une telle affirmation faisait partie des convictions du Nazaréen, nécessairement il avait quelque idée sur l’économie, à laquelle je reviens.
La production des biens va de pair avec leur distribution aléatoire ; pour diverses raisons, ici, elle sera abondante, là elle sera déficitaire. Jésus a-t-il pensé qu’il était inutile d’intervenir à ce niveau de la production ? Toujours est-il qu’il n’a jamais proposé, semble-t-il, une mise en commun des moyens de productions, en mettant tous les prêtres à la forge ou derrière un attelage, par exemple, ou plus simplement derrière un troupeau ; les disciples n’ont pas procédé à la mise en commun des moyens de production. Le moment important n’est pas celui de la production, c’est celui du partage ; à ce moment intervient la règle que nous avons vue plus haut, de la mise en commun et de la redistribution. Il ne s’agit sans doute pas d’aboutir à une égalité parfaite des quantités, mais à de la proportionnalité. Toutes les productions ne sont pas de même valeur.
La loi de Moïse, mais cela n’est pas particulier à elle, n’empêche pas ses serviteurs d’accumuler des richesses à l’intérieur d’une forteresse (« les paradis fiscaux ») où ils jouissent pleinement d’une vie heureuse, signe de leur élection divine, pendant que sur les escaliers du palais crèvent de faim des corps squelettiques qui offusquent le jour et portent atteinte à la dignité d’une humanité recommandable. Au contraire, elle les protège. La légalité d’une loi dépend du statut de son émetteur. Il y a encore des admirateurs de la loi mosaïque parmi les chrétiens et les juristes. Ils ne peuvent l’être que parce qu’ils ne voient en elle que l’exigence à laquelle elle soumet les hommes et parce qu’en se posant la question de sa source, ils admettent, sans trop le dire ouvertement, qu’elle est divine. A la source de toute loi, il y a des hommes, il n’y a que des hommes puisque nécessairement il faut qu’elle soit exprimée dans une langue, produit d’une convention entre hommes. L’émetteur de la loi de Moïse, c’est une équipe de membres de la caste sacerdotale judéenne, de lettrés, qui l’ont élaborée aux environs de 420-400 de l’ère antique, la rédigeant en alphabet consonantique, de sorte que seuls des spécialistes peuvent la lire après l’avoir apprise par cœur, faisant ainsi d’elle l’instrument de leur domination sur les consciences judéennes, puis juives. Ce sont également des prêtres qui ont rétabli son autorité pour les « christiens » (telle a été la fonction de l’Evangile attribué à « Matthieu »). Jésus visait la forteresse du temple pour mettre un terme à la validité d’une loi faisant de l’arbitraire une règle.
A la source de toute loi, il y a des hommes, il n’y a que des hommes puisque nécessairement il faut qu’elle soit exprimée dans une langue, produit d’une convention entre hommes.
Le sens du « règne de Dieu »
La mise en place d’un « règne de Dieu » - d’une organisation sociale sans dominant – ne peut ressembler à la conquête d’un territoire. C’est la leçon que donne Jésus à l’homme venu lui proposer ses services parce qu’il imaginait que le conducteur de la troupe de débraillés qui le suivaient s’apprêtait à conquérir Jérusalem et son territoire. L’homme était riche, supposons un aristocrate qui entretenait une troupe de mercenaires et offrait ses services à tel conquérant, se payant grassement grâce au pillage du territoire convoité. La première condition pour les riches qui veulent entrer « sous le règne de Dieu », c’est de distribuer toute leur richesse pécuniaire aux mendiants, ceux qui ne parviennent pas à se procurer les moyens de leur subsistance faute de travail, par exemple. Il va de soi qu’il ne s’agit pas simplement de soulager la misère des miséreux, il s’agit de mettre un terme à la misère, en donnant aux miséreux les moyens de se prendre en charge. On entre sous le règne de Dieu par ATD-quart-monde et non par la révolution prolétarienne, par exemple.
Jésus ne s’indignait pas de l’accumulation des richesses, pas plus que le faisait un Romain ou un Grec. A Athènes, la loi obligeait les citoyens très riches à assumer une « liturgie » : un riche citoyen ou métèque se voyait imposer l’obligation d’assumer les dépenses qu’entraînaient une fête, des jeux, le théâtre, etc. L’épisode de Zachée illustre la manière de Jésus : voilà une sorte da nabot se vengeant de sa disgrâce, des moqueries qu’elle lui attire, en rançonnant en quelque sorte ses concitoyens par une collecte intransigeante des taxes, en leur faisant payer cher leurs tentatives de frauder, en pratiquant la délation. Bref, un sale type, infréquentable. Le personnage n’en étale que plus sa richesse ; sa petite taille fait qu’il s’efforce, partout où il se trouve, de se pousser en avant, d’attirer l’attention sur lui par toutes sortes de gesticulations. Voici « Le » Jésus qui arrive : il faut absolument qu’il s’en fasse remarquer. Etant donné la bousculade, s’il ne veut pas se laisser écraser, le mieux est de grimper sur la branche basse d’un sycomore qui s’étend au-dessus du chemin par où passeront les Galiléens. Des bigarrures sur une branche, des lueurs métalliques attirent les regards ; on lève les yeux et l’on découvre un individu à figure humaine, semble-t-il, en riches habits tentant tant bien que mal d’assurer son équilibre sur une branche. On le reconnaît : les rires fusent, les moqueries saillent. Jésus a lui aussi levé les yeux ; il reconnaît aussitôt l’homme sur son arbre perché (puisqu’il l’interpelle par son nom ; il était célèbre, l’animal). Pince-sans-rire, probablement, sobrement, il s’adresse à Zachée : « Voyons ! Dépêche-toi de descendre, car aujourd’hui c’est dans ton domaine qu’il me faut bivouaquer. » Il est probable que la petite troupe des Galiléens qui arrivait au terme de son parcours avait des problèmes d’intendance.
Flatté, le receveur en chef des taxes, fera un bel accueil à la star du moment et à tous ceux qui le suivent. En voyant Zachée, Jésus a immédiatement compris qu’il y avait là une aubaine ; le personnage serait honoré de le recevoir et encore plus d’apprendre que c’est à lui qu’on avait pensé pour être accueilli pour le bivouac. Ce qui se passera ensuite sera dans la logique de ce premier moment. Dira-t-on que Jésus s’est comporté en opportuniste, à la façon « cynique » au sens exact du terme ? Il s’est comporté selon la logique profonde des conduites auxquelles il invitait : je me soucierai de nourriture au moment où s’offrira la possibilité de me la procurer. A ce moment-là, le plus sûr moyen de l’obtenir, c’est d’accueillir celui de qui je peux l’obtenir, si c’est un homme universellement honni, même pour de bonnes raisons, d’aller au-devant de son humanité, fût-elle enfouie en deçà de la langue, afin de la rendre à celui qui l’avait perdue, peu importe les raisons.
Nous n’allons évidemment pas construire un modèle économique sur un tel exemple, nous n’allons pas tenter d’incliner tous les détenteurs ou toutes les détentrices de grandes fortunes, ou toutes les vedettes du cinéma, du tennis, du football, etc., à offrir le gîte aux sans-abris et à aménager des restaurants du cœur chez eux. Nous nous contenterons de bâtir une économie sous le signe de l’émulation, de la solidarité, et du partage, même si toutes les économies jusqu’à nos jours ont été bâties sous le signe de la concurrence (mais est-ce bien vrai ?), des rivalités (mais, là encore, est-ce bien vrai ?) et de l’accumulation des richesses mises à l’abri de forteresses (est-ce que cela n'a pas été le cas même dans les monastères ?). Dans une telle économie, les très riches seront nécessairement très partageux.
Un double point d’orgue idéologique conclut la marche : nous n’oindrons aucun prétendant au trône roi ni ne sacraliserons aucune fonction sociale. Accordez à un homme, ou à une femme, un pouvoir sur tous les hommes et toutes les femmes : les femmes, il les consommera selon son bon plaisir, les hommes il en fera des valets complaisants. On ne doit pas répéter l’erreur de Débora à la fin de l’âge des juges, chercher l’appui d’un dieu puissant, le plus puissant, en se donnant des rois, puis des sacrificateurs lettrés.
MCS : On a l’impression, à vous entendre, que l’enseignement de Jésus de Nazareth traduit par Silas pour peu qu’on l’interprète en « dépliant » tout ce qui est présupposé dans la brièveté du message, suffirait à fonder un vrai pacte humain…
AS : Je serais moins prudent que vous, je dirais tout simplement, « suffit ». Encore faut-il que j’ajoute : il s’est bien gardé de nous laisser une recette pour sa mise en œuvre.
1 A. Sauge: De Jésus de Nazareth à la fondation du christianisme, p.83
2 Ibid. P.84
3 Ibid. P.90
4 A. Sauge : De Jésus de Nazareth à la fondation du christianisme, pp. 115-116