Etre stoïque sans être stoïcien peut être mortel
Kelly Catlin, triple championne du monde cycliste de 23 ans, a mis fin à ses jours le 8 mars dernier. Emploi du temps dément. Sport d’élite et études de haut vol. Pas de temps à soi. Elle a comparé l’exercice de compatibilité entre tant d’activités exigeantes comme du jonglage avec des couteaux. Douée pour tout. Mémoire d’éléphant. Elle a laissé une lettre en guise d’adieu. Elle y fait un bilan, y donne des conseils :
“La plus grande force que vous développerez est la capacité de reconnaître vos propres faiblesses et d’apprendre à demander de l’aide. C’est une leçon que je ne fais que découvrir, lentement et douloureusement. J’échoue toujours. En tant qu’athlètes, nous sommes tous socialement programmés pour être stoïques avec notre douleur, pour porter nos fardeaux et ne pas nous plaindre. Ce sont des habitudes difficiles à briser”.
Et encore :
“ Tout comme vos muscles, votre esprit ne peut se réparer et devenir plus fort qu’avec le repos. Demandez une journée de repos, ou, si vous avez la chance d’être votre propre coach, accordez-vous une journée de repos. Contrairement à tout le reste dans la vie, cela ne peut pas vous faire de mal”.
Poignant.
On aurait voulu être là.
Sentir ce qui se préparait.
Lui apprendre la patience.
Lui permettre de mettre en pratique le conseil qu’elle a donné mais n’a pas été à même de suivre.
Kelly Catlin a été stoïque sans pouvoir être stoïcienne.
C’est un crime que d’encourager les gens à être stoïques, sans leur donner les moyens d’être stoïciens. L’origine commune des termes, le fait que les Stoïciens aient généralement été stoïques, ne permet pas d’inférer que les gens stoïques sont aussi stoïciens. Avoir appris à être courageux, à supporter la peur, la privation, les duretés et les aléas de la vie sans se laisser troubler est une chose. Faire preuve de ces qualités au prix de l’oubli de soi en est une autre. Le courage, la résistance et la sérénité face à la douleur ne valent pas grand-chose si elles s’acquièrent au prix de l’abnégation, de l’oubli de soi : il n’y a là rien, mais vraiment rien de stoïcien. Ce que nous enseignent Zénon de Kition, Epictète, Marc-Aurèle et Sénèque, précisément, c’est que, s’il faut supporter ce qui ne dépend pas de nous, il s’agit, en revanche, d’agir sur ce qui dépend de nous, essentiellement nos sentiments et nos émotions. Faire la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas est une habitude salutaire. On évite de se charger de ce sur qui on n’a pas prise (quel meilleur remède contre l’anxiété, presque toujours inutile ?) et on agit là où on a prise (quel meilleur remède contre le défaitisme et la procrastination ?)
Mais le culte de l’effort et de l’art de tout supporter sans renoncer à soi présente, pour ceux qui subordonnent et commandent, un avantage immédiat certain. Cultiver le stoïcisme chez les autres, c’est s’assurer un gouvernement facile, s’attacher leur obéissance : les stoïques prennent sur eux toutes les difficultés, font preuve d’héroïsme, se montrent fidèles jusqu’à la mort parce qu’ils ont intégré ce qu’on attend d’eux. Ils voient une valeur dans cette abnégation, la valeur suprême, même parfois, sans avoir les moyens de l’assumer au long cours. C’est que la qualité d’être stoïque ne repose pas sur un choix individuel, sur la responsabilité et le choix autonome. Elle n’est pas liberté. Elle est esclavage, un esclavage mortel s’il devient la source unique de la confiance en soi et de l’estime de soi.
Chez Kelly Catlin, la gloire, les victoires, la notoriété, la reconnaissance qu’elle a reçue de son environnement, la peur de décevoir sans doute, ont constitué autant de pièges qui l’ont empêché de se poser les questions qui l’auraient peut-être sauvée : Où est-ce que je puise la validation de mes actions ? A quoi est-ce que j’obéis dans mon existence ? Qu’est-ce qui dépend de moi et qu’est-ce qui n’en dépend pas ? C’est la clé de voûte de toute la philosophie stoïcienne. Nous sommes maîtres de ce qui dépend de nous, c’est-à-dire en priorité et presque exclusivement de nos idées, de nos sentiments et de nos émotions. Le reste de notre existence est soumis à des influences qui nous échappent. Cela, il s’agit simplement de le supporter.
Mais ce qui dépend de nous peut être le fruit de notre travail : nous pouvons nous interroger sur nos représentations, débusquer celles qui sont erronées, passer au crible nos conditionnements, nos désirs et nos aversions pour voir en quoi elles entravent (inutilement) notre existence, en quoi elles sont contraires à notre nature, à la nature. Le stoïcisme est une éthique en acte, une éthique exigeante qui ne nous laisse pas nous endormir sur nos lauriers certes, mais qui nous protège aussi, qui prend soin de nous en ne nous laissant pas nous soumettre de nous-mêmes à des injonctions qui ne sont pas les nôtres.
On comprend pourquoi Kelly Catlin a mis fin à ses jours et on voit aussi comment il aurait été possible qu’elle ne se résolve pas à cette extrémité.
Si nous devions prendre son exemple comme guide éducatif, il me semble que nous devrions mettre en place dans les écoles les éléments de construction de la confiance en soi, qui comprend l’acceptation bienveillante de ses limites comme terrain fertile pour se trouver soi-même et coller véritablement à ce à quoi on se dédie. Le frère de Kelly Catlin, qui a fait découvrir le cyclisme à sa soeur, formule une hypothèse éclairante : “elle n’aimait pas vraiment le vélo, mais elle a commencé à gagner et elle aimait gagner”. Validation par les pairs, par la gloire. Fausse route si c’est la seule, car cette gloire-là ne dépend pas de nous, et elle nous affaiblit lorsqu’elle vient à manquer si on l’a cru nôtre.
Paix à ton âme, Kelly.
Références :
Diogène Laërce : Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, livre VII
Epictète : Manuel / Entretiens
Sénèque : Fragments, Consolations, Entretiens
Marc-Aurèle : Pensées pour moi-même