Le besoin de sécurité se paie cash
Notre force est notre faiblesse.
Un de mes proches revient d’un déplacement professionnel à Singapour où il a donné un cours sur le framing à un panel de professionnels venus d’Asie et du reste du monde. Il m’appelle gentiment pour échanger sur cette expérience, qui n’est pas la première, mais qui vient une nouvelle fois confirmer pour lui, de manière cinglante, à son retour, ce que nous sommes en train de devenir en Europe et en Suisse.
Notre échange téléphonique m’inspire deux constats :
- Notre force est notre faiblesse.
- On ne voit mieux ce qu’on est qu’en sortant de soi. C’est encore une fois le « deux en un » de Socrate revisité par Arendt : « penser, c’est faire dialoguer deux « je » en soi-même pour créer une harmonie ». J’ajouterais : pour enclencher une dynamique consciente.
Qu’on me comprenne bien : il ne s’agit pas d’établir des comparaisons, de vanter le dynamisme, la jeunesse et l’esprit entrepreneurial de l’Asie vs le conformisme et l’attentisme de l’Europe, son besoin de sécurité, sa crainte de perdre du terrain, son sentiment de culpabilité (généralisé), les obstacles toujours pressentis avant même que l’action ne soit engagée, cette forme d’ « apathie rationnelle » qui peut à l’occasion être un bon plan pour peu qu’on n’en abuse pas.
Mais voilà. Quand même.
« C’est toujours quand je reviens d’Asie que je suis frappé, ici en Suisse, me dit-il, par notre sens de l’ordre, de la sécurité, de la précaution. Ce sont éminemment de grandes qualités qui ont fait de notre pays et de notre vieux continent un espace où il fait bon vivre : on sent une société qui a progressé, qui a mûri jusqu’à être capable d’assurer à tous une vie décente. Il suffit par exemple de mettre un pied à Genève ou à Zürich pour comprendre que le filet social est large et solide ».
« C’est formidable, bien sûr, mais ce confort et cette sécurité ont un prix : ils se paient cash par une forme d’immobilisme, de crainte de l’échec, d’anticipation excessive sur les risques possibles et les échecs pressentis. On s’arrête avant de commencer, par peur de perdre ce qu’on a. On vit ici sur le motif de la préservation des acquis sur fond de conscience des échéances environnementales qui nous menacent et nous paralysent. Ajoutons à ça la guerre en Ukraine et on a un cocktail lourd à digérer de négativités qui se bousculent dans nos têtes et dans les médias (je lui fais remarquer que c’est la même chose) : l’emploi qui marque le pas, le pouvoir d’achat qui s’essouffle, le coût de l’énergie qui prend l’ascenseur, notre culpabilité à l’endroit d’un environnement qu’on détruit, notre peur de la guerre, notre besoin de sécurité, les jeunes qui, après le COVID et laissés, dans le contexte frileux actuel, sans perspective, ne vont pas bien. »
« Là où l’Asie donne l’impression d’avancer sur le mode du relationnel et du potentiel, la Suisse fonctionne sur la notion de système et sur l’esprit de transaction, parce que nous avons longuement construit nos institutions, les modèles sur lesquels nous vivons. Nous avons un respect du système qui nous donne faussement l’impression que tout est en ordre et que ça pourra continuer comme ça, alors qu’à situation nouvelle, il y a nécessité d’un décentrement ».
Il y a peut-être chez nous comme une forme d’apathie liée à la dénonciation et à la déploration qui peu à peu nous enserre dans des filets invisibles. C’est comme une espèce de matrice qu’on ne voit que quand on en sort un moment et qu’on y revient après avoir été baigné dans une autre atmosphère, invisible elle aussi mais qui produit d’autres rapports entre les gens, d’autres pensées dans les têtes. Le philosophe et sinologue François Jullien décortique brillamment et patiemment, tout au long de ses livres, les bienfaits vitaux de ce qu’il nomme « l’écart », cet écart entre les civilisations et entre les langues qui nous oblige, lorsque l’on passe d’une langue (pour lui le chinois) à une autre ou d’une culture à une autre, à penser avec des concepts inexistants dans notre langue habituelle. Cet arrachement à soi ou à sa culture permet d’activer l’”autre nous-même”, celui qui est tout à coup capable de voir que le moi habituel pense ce qu’il pense et éprouve ce qu’il éprouve parce qu’il est contraint de recourir aux concepts, aux termes et à la grammaire qui structurent sa pensée, parce qu’il est dans un bain civilisationnel qu’il prend pour la vérité. Cette prise de conscience permet une « dé-coïncidence », nous dit Jullien, « ce descellement laissant paraître – défaisant de l’intérieur tout ordre qui, s’instaurant se fige – des ressources qu’on n’imaginait pas ».
« Les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde» disait Wittgenstein, plus pessimiste, dans son Tractatus Logico philosophicus. (Die Grenzen meiner Sprache bedeuten die Grenzen meiner Welt TPP 5.6)
Mais loin de nous laisser affligés, avec les bras ballants de la défaite, cette assertion nous donne une piste à suivre. Si ce que nous avons atteint n’est pas garanti pour toujours (« On croyait la paix définitivement installée en Europe, mais avec l’Ukraine, on voit que… »), nous pouvons saisir à bras le corps les problèmes qui occupent nos têtes et nos journaux. Les questions environnementales polluent nos actions, nos pensées, fabriquent dans nos têtes des freins qui entravent notre action ?
Ayons le courage, l’entrain, le dynamisme et la foi de nous engager vers un changement actif.
Tout de suite.