Leçon de nos choses
Ce qui apparaît initialement comme une préoccupation platement domestique – que les grands esprits peuvent donc ignorer – se révèle, lorsque on s’y arrête, un remue-ménage format XXL de notre psychisme. Car on ne s’entoure pas d’objets, de choses, impunément ni sans raison secrète. Retrouver des affaires alors qu’on les avait oubliées, se demander pourquoi on ne s’en est jamais défait, consentir à s’en séparer en se demandant si ça nous apporte ou non de la joie est un exercice plus difficile qu’on le croit parce qu’il nous révèle nos attachements profonds et ces manies dissimulés à nous-mêmes. Dans cette activité brusquement consciente de détachement, on opère quelque chose comme un dédoublement de soi qui permet de se voir de l’extérieur, de dédoubler notre « je », condition de toute pensée comme l’a montré Hannah Arendt : penser, c’est activer le dialogue du “deux en un” (les deux voix qui sont en moi, celle qui vit et celle qui est capable de se voir en train de vivre). “Il faut toujours deux tons, au minimum, pour produire un son harmonieux”. (H. Arendt, Considérations morales). Passer par la médiation des choses, de nos choses, pour activer cette conscience est un exercice aussi simple que déboussolant. Pour le dire plus simplement, il y a le moi qui amasse – et on amasse toujours beaucoup plus qu’on ne croit – et celui qui découvre qu’il vit dans un moi qui amasse.
Ce qui apparaît initialement comme une préoccupation platement domestique se révèle un remue-ménage format XXL de notre psychisme.
Signe de ce dédoublement : la stupéfaction éprouvée par tous ceux qui appliquent la méthode Kondo, laquelle implique le rassemblement, en un seul endroit, de tous les objets d’une même catégorie (les vêtements, puis les livres, puis les accessoires de cuisine, puis de bureau, etc.) : « Oh, mon dieu ! Je ne savais pas que je possédais tout ça ». Consternation, embarras, gêne : « Qui suis-je, moi qui génère des traces de mon existence aussi disproportionnées ? », “Quel effet aurait sur moi la perception de toutes ces possessions si elles étaient celles de quelqu’un d’autre ?” Car c’est bien tout à coup quelqu’un d’autre que soi que les protagonistes, confrontés à la sanction de leur existence réelle chosifiée, découvrent : des collines de vêtements amassés, des quintaux de livres non lus, d’objets utilitaires à double, à triple, par dizaines, en tous genres et disséminés dans toutes les pièces de l’appartement. De quoi suis-je atteint pour amener, dans mon antre, de nouveaux objets chaque fois que j’en ai besoin, n’accordant que peu de temps pour gérer, apprécier, valoriser et reconnaître ce que je possède déjà ?
« Qui suis-je, moi qui génère des traces de mon existence aussi disproportionnées ? »
Je est un autre.
Ajuster ses besoins à ses possessions de manière régulière, consciente, “joyeuse” (le mot d’ordre de la méthode Kondo), est une des façons de vivre conscient et de faire un peu reculer la véracité de l’assertion freudienne, prise, pour le coup, au sens propre : « Le moi n’est pas maître en sa maison ». Devenir un peu plus conscient de la manière dont on occupe l’espace et comment on s’y organise est une excellente façon de comprendre un peu mieux qui on est, de devenir un peu mieux maître en sa maison. En d’autres mots : “moins dupe”.
Marie Kondo est l’auteur de plusieurs ouvrages pratiques. Elle a également produit des émissions dans lesquelles elle montre le travail qu’elle effectue chez des particuliers, noyés et malheureux dans le chaos de leurs possessions qui – c’est une constante – reflète un certain chaos dans leur vie. Le dressing foutoir et la cuisine chaotique comme symptômes de soi.
M’émeuvent et m’interpellent à chaque fois ces moments où, après avoir visité la maison ou l’appartement à soigner (une thérapie du propriétaire par procuration), Marie Kondo invite chacun à « bénir la maison et l’espace », non pas comme un rituel religieux avec crucifix et encensoir, mais recueilli en soi-même, focalisé sur cet espace présent en permanence sous nos yeux et nos pas, mais sans cesse néantisé par notre indifférence. On s’étonne à chaque fois de constater comment, après un instant de surprise à l’invite (surprise que chaque occidental comprendra), chacun, très rapidement, semble considérer la proposition comme, somme toute, parfaitement fondée et de se plonger naturellement dans la conscience du lieu où notre quotidien se déroule et qui constitue, par conséquent, comme une seconde peau.
Une spiritualité du quotidien. C’est peut-être ce que nous devons développer pour opérer en nous les changements plus vastes que nous savons nécessaires sur notre planète aujourd’hui.
Il y a quelque chose à chercher dans le rapport aux vêtements comme révélateur de ce que notre personne dit, se dit, nous dit. Comment on les achète, sous quelle pulsion, impulsion, parce qu’on a besoin de quelque chose, pour être quelqu’un d’autre, pour se magnifier, compléter son identité, multiplier les possibilités d’être, si on achète les copies quasi conformes de ceux qu’on a déjà, comment on les porte, combien de fois avant de s’en débarrasser, si on s’en débarrasse, si on les porte, comment on les choisit le matin, pourquoi on ne peut pas s’en défaire, dans quelle mesure un argument comme « ça peut toujours servir » est invoqué, si les vêtements sont devenus des quasi-personnes, des clones partiels de nous-mêmes et que s’en défaire est un peu comme perdre de sa substance…
On n’acquiert pas des vêtements parce qu’on ne peut pas se promener nu ou parce qu’il faut se protéger du froid, car il n’en faudrait pas beaucoup pour remplir cette fonction. Si on en a davantage, si un nouveau vêtement n’apparaît jamais comme un vêtement en trop “dont on n’a pas besoin”, c’est qu’il ne ressemble à aucun autre qu’on possède déjà et que, ce faisant, c’est un possible, une possibilité d’être qu’on s’offre.
Et de me demander comment se vivent les ressortissants de communauté où le vêtement, comme au Guatemala, au bord du lac de Tikal, vêtus chaque matin à peu près à l’identique, dans un vêtement qui est un costume d’appartenance à une communauté.
Le consumérisme, c’est le contraire du rêve. Ou plutôt : c’est la logique du marché qui rêve à ma place.
Différence entre un achat aléatoire, qui donne l’impression d’acquérir quelque chose de plus qui vient alourdir la masse des objets possédés, et l’achat d’un objet (vêtement, appareil, accessoire) qui donne l’impression de la rencontre parfaite parce qu’il permettra de se débarrasser de beaucoup d’autres objets, comme un achat qui efface le superflu.
Derrière le pragmatique, il y a du psychologique.
Derrière le psychologique, il y a du métaphysique.