L’erreur de Gorce ou la preuve par l’absurde
Par ces temps de susceptibilité moralisatrice dont chaque jour nous livre de nouvelles manifestations, je crains qu’il ne passe bientôt dans la tête d’un éditeur l’idée de supprimer des ouvrages de logique une des règles essentielles de la logique formelle appelée la reductio ad absurdum.
Elle rend drôlement service pourtant. Elle épouse parfaitement une de nos stratégies de raisonnement les plus efficaces. Le raisonnement par l’absurde consiste, entre autres, à démontrer la fausseté d’une proposition en montrant que les conséquences auxquelles elle conduit sont absurdes.
Même sans traduire la chose en équation mathématique, vous faites ça sans arrêt, toute la journée, et c’est, ma foi, une stratégie très utile. Si vous dites que : “Pour arriver à l’heure, Pierre devrait être plus rapide que superman”, vous utilisez une reductio ad absurdum pour dire qu’il est impossible que Pierre arrive à l’heure. Vous faites plus que dire qu’il n’arrivera pas à l’heure, vous montrez pourquoi, sans le dire explicitement. Votre interlocuteur doit faire un bout du travail (très limité dans cet exemple, je vous l’accorde) pour être convaincu, comme par lui-même, qu’il est impossible pour Pierre, dans la situation en question, d’arriver à l’heure. C’est plus convaincant qu’une affirmation. Souvent plus piquant qu’une démonstration traditionnelle par déduction ou induction simples, précisément parce que la démonstration par l’absurde fait appel à notre intelligence émotionnelle.
C’est le principe du gag et de l’humour en général. Son essence même. Rien de plus tue-le-gag que d’avoir à l’expliquer à celui qui ne l’a pas compris. Car ce qui fait rire, sourire, et, en même temps réfléchir, c’est précisément ce bout de travail qu’il s’agit de faire pour aller à la compréhension pleine, travail qu’on est capable de faire par soi-même et dont la chute, pourtant, provoque la surprise. D’où le rire, ou (on ne rigole pas tous les jours quand on fait de la logique), l’effet Eurêka. Mais bon sang, c’est bien sûr ! (Les plus âgés des lecteurs comprendront). Le Waou effect. Lumière.
C’est dire si le raisonnement par l’absurde est à la fois un liant social et un canal pédagogique de premier choix.
Mais nos caricaturistes et autres humoristes semblent les premiers à faire les frais d’une espèce de paralysie de la pensée de la part de certains de leurs lecteurs. Après le New York Times qui vire ses dessinateurs humoristes, dont un de nos meilleurs, voilà que Le Monde, qui a pourtant su faire la leçon au monde entier sur la liberté d’expression ces derniers mois, s’effarouche, réduit sa qualité de raisonnement jusqu’à l’absurde là aussi et se répand en excuses à propos du dessin de Xavier Gorce dont la publication, admet-on face à l’avalanche d’indignations qui s’abat sur les réseaux, “était une erreur”.
Que reprochent à Gorce, collaborateur au Monde depuis 18 ans, les lecteurs choqués ? Rien de moins que de se moquer des victimes (d’inceste) et de se moquer des minorités (LGBT). Je ne me ferai pas que des amis en disant que ces lecteurs ne font pas leur part de travail.
“Croire que l’humour consiste à se moquer des victimes est un contresens, je fais ce que j’ai toujours fait : j’ironise sur des situations absurdes.”
Xavier Gorce, Le Point, 20.01.2021
Si le lecteur ne comprend pas qu’il a affaire ici à une reductio ad absurdum, (en l’occurrence s’il n’a pas d’humour), il ne peut pas comprendre que le dessin cherche à montrer que la question que posait Alain Finkielkraut sur le plateau de David Pujadas à propos de l’affaire Duhamel, à savoir “s’il y avait ou non eu consentement” ou, autrement dit “à quelles conditions peut-on vraiment parler d’inceste ?” est une mauvaise question, par ailleurs très dangereuse. La meilleure preuve du non-sens de la question de Finkielkraut (lui aussi décrié sur les réseaux et désormais interdit d’antenne sur LCI, ça mériterait un autre article…) réside dans le fait même qu’essayer d’y répondre impliquerait de se lancer dans un répertoire de situations, toutes aussi glauques les unes que les autres au risque de faire croire qu’on peut composer avec la notion d’inceste. Or, non. On ne compose pas avec ça nous dit Gorce. On ne tergiverse pas. Se questionner à ce propos, c’est se perdre dans des errances absurdes, hier comme aujourd’hui, dans un monde où les modes et les choix de vie se sont ouverts et se sont multipliés. Quelle argumentation jésuitique faire sur les familles recomposées ou les familles arc-en-ciel ? Aucune. Ce sont des familles, point à la ligne. C’est ce que dit Gorce.
Si le lecteur ne comprend pas qu’il a affaire à une reductio ad absurdum, autrement dit s’il n’a pas d’humour, il perd une occasion de réfléchir sur quelque chose, en l’occurrence qu’il y a parfois des questions pseudo-savantes posées par des philosophes qui méritent qu’on en montre le peu de pertinence. Par le biais du raisonnement par l’absurde, qui est le cheval de bataille de tous les grands philosophes, et des humoristes, aussi. En laissant Gorce partir, c’est son Socrate que Le Monde a perdu.