“L’hôtellerie suisse fait tout pour qu’on la fuie”
"On s’en fout, on n’est pas d’ici, on s’en va demain"
Une amie revient d’un très joli voyage à travers la Suisse, le COVID offrant aux Helvètes que nous sommes l’occasion de redécouvrir le pays comme les voyageurs anglais du XVIIe. Elle embouche son récit aussi sec – elle qui est une dure à cuire, tout juste le contraire d’une mollassonne qui ferait des chichis pour rien – par ce constat sans appel :
« Si l’hôtellerie suisse a des problèmes, faudra pas qu’elle vienne se plaindre. Elle fait vraiment tout pour qu’on la fuie ».
Je m’en voudrais de cautionner une telle généralisation, ne serait-ce que pour éviter de me créer des ennemis groupés, d’autant plus efficaces qu’ils auraient une cible commune. Je connais, comme tout le monde, quantité de restaurants et d’hôtels dans lesquels on est bien accueillis, très bien accueillis, même. Pas plus tard qu’il y a quelques jours, l’accueil parfait d’un petit restaurant carougeois sans aucune prétention m’a fait vivre l’exact inverse de ce que dénonce cette amie déçue. Que les patrons et les patronnes, les directeurs et directrices d’hôtel, dont le souci premier est le bien-être du client, que les cuisiniers qui soignent aux petits oignons des plats dont on se pourlèche, que les serveurs et les serveurs qui courent sans relâche couvant d’un œil circulaire tous les clients qui leur sont confiés me pardonnent et ne prennent pas pour eux les lignes qui vont suivre. Mais, comme pour tout, c’est l’écart entre l’excellence et la nullité qui est le plus éclairant, le plus instructif en matière, en l’occurrence, de ce qu’est un accueil de qualité et pourquoi il importe.
“C’est l’écart entre l’excellence et la nullité qui est le plus éclairant, le plus instructif en matière de ce qu’est un accueil de qualité et pourquoi il importe. “
Les utilisateurs des sites internet d’appréciation, à l’instar de Tripadvisor, savent rendre compte avec une grande précision des indicateurs qui permettent d’expliquer qu’ils ont, ou non, été satisfaits. Le moment de l’accueil, de l’arrivée au restaurant, est crucial : quelqu’un vous attend-il ? De quelle manière ? Est-ce que ça paraît naturel ou est-ce qu’on commence par vous demander d’attendre là, derrière un panneau d’avertissement qui vous interdit d’aller plus loin sans qu’on vienne vous chercher, convive non pas désiré mais toléré et placé dans une antichambre, comme un quémandeur qui doit comprendre qu’on lui fait une faveur ?
L’accueil importe parce qu’il est ce qui favorise la rencontre. L’entrée au restaurant n’est pas une simple variante de l’achat d’un plat à l’emporter. On entre dans un restaurant pour se nourrir, certes, dans un hôtel pour y dormir, naturellement, mais pour vivre un moment particulier aussi, pour être quelqu’un d’autre dans un lieu et une ambiance donnés, pour goûter des plats qui font que je suis ce que je suis dans un contexte et un temps spécifiques. C’est dire l’importance de l’accueil qui plante le cadre de ce vécu. Fait-on preuve d’hospitalité alors, en vous présentant la carte, en vous proposant une boisson, en vous apportant illico une carafe d’eau, comme au voyageur auquel on ouvre les bras ou vous abandonne-t-on à votre sort pendant vingt minutes, comme si vous étiez entré par hasard ou par désœuvrement ? Pourquoi doit-on si souvent héler le serveur pour que commence le processus du repas (consultation de la carte, commande, etc.) ?
Le tempo du service a également son importance : on ne veut attendre ni trop, ni trop peu. Il y a un rythme selon lequel les plats doivent être présentés, le temps de jouir du commencement de satiété du plat précédent, mais pas d’avoir commencé à le digérer, le temps d’échanger avec son convive, mais pas de voir la conversation languir parce que la conscience du plat attendu commence à calculer le temps d’attente, excessif. Il y a un temps aussi pour rester devant son assiette vide qu’on ne doit pas vous retirer dès la dernière bouchée avalée (l’assiette n’est pas une gamelle), mais qu’on ne peut non plus vous laisser sous le nez le temps que vous en voyiez les reliefs sécher et se racornir (l’assiette n’est pas une poubelle). Le serveur qui vient vous libérer de votre plat vide depuis plus de trois quarts d’heure en vous demandant si « tout s’est bien passé » cherche des claques, hypothèque le pourboire espéré. Accueillir, c’est aussi « cueillir ». Il faut savoir le faire au bon moment.
“Le serveur qui vient vous libérer de votre plat vide depuis plus de trois quarts d’heure en vous demandant si « tout s’est bien passé » cherche des claques, hypothèque le pourboire espéré.“
Je passe sur le cadre qui tient pour beaucoup dans le choix du lieu, ainsi que sur celui de la cuisine puisqu’il y a de l’excellence aussi bien dans le raffiné que dans le rustique. Crucial clairement, à cet égard, comme tant d’internautes le rappellent : le rapport qualité-prix, puisque l’accueil dans un restaurant ou dans un hôtel est une hospitalité monnayée. L’accueil n’est pas strictement de l’hospitalité, au sens où cette dernière désigne aussi bien (1) l’action de recevoir et d’héberger quelqu’un chez soi, par charité, par générosité, par amitié, que (2) la bienveillance, la cordialité dans la manière d’accueillir et de traiter ses hôtes ou encore (3) l’asile accordé par un pays à quelqu’un, à un groupe. Mais on aurait tort de les dissocier totalement sous prétexte que l’hospitalité, à ses origines, repose sur le don et la gratuité. Ce qui est commun dans les deux situations, dans l’accueil et dans l’hospitalité, c’est le fait que, comme hôte ou comme client, j’arrive dans un restaurant ou un hôtel comme un étranger (xenos) et que j’apprécierais d’y être traité comme un natif, comme celui qu’on attendait. C’est tout le sens de l’hospitalité antique, qui remonte à bien avant Homère, encore largement pratiquée par les pays du Moyen-Orient :
« Il serait impie, étranger, de mépriser un hôte, fût-il moindre que toi : car les mendiants, les étrangers, viennent de Zeus ».
Homère, Odyssée, XIV, 56-58, vers 208
Tout un programme qui inaugure avec grandeur le concept marketing d’”expérience client”, qu’à tort on imagine récente.
Bienveillance et cordialité sont les qualités recherchées auprès de la serveuse, du serveur, du maître d’hôtel (de la maîtresse d’hôtel ??), vertus qui manifestent que, dès l’entrée dans l’établissement et tout au long du repas ou du séjour, on vous « veut du bien, du fond du cœur ». Un sourire, de l’affabilité, un regard, yeux dans les yeux (le contact visuel à rechercher ne vaut pas que dans le cadre de la sécurité routière), souvent même, la reconnaissance par le nom : je donne le mien et je connais celui de qui m’accueille, agrafé sur sa poitrine ou parce qu’il l’énonce, « Hi, I’m Nancy, annonce aimablement celle qui nous donne réellement l’hospitalité, est notre hôtesse et nous accompagne tout au long d’une soirée passée dans un mémorable restaurant de Boston qui semble ignorer qu’existent des troquets dans lesquels la fonction du serveur se résume à apporter les plats et à débarrasser la table. L’affabilité n’est-elle pas alors un peu artificielle comme lorsque l’employé du Starbucks vous demande votre prénom avec une amabilité toute autoritaire à la commande de votre latte venti ? Pas vraiment, non. Sans doute pas complètement authentique non plus puisque l’accueil est fruit d’un protocole, avatar contemporain du rituel sacré par lequel le voyageur accueilli était invité à un repas : il semble que, dans l’Antiquité, l’invité qui avait atteint le foyer de la maison, qui avait été admis à s’en approcher, ne pouvait plus être considéré tout à fait comme un étranger. Mais, protocole bien incarné ou authenticité véritable, qu’importe : mieux vaut l’affabilité que la froideur, l’amabilité que la morgue, le souci du client que l’indifférence oublieuse à son égard. Il n’y a pas d’hospitalité là où se tapit l’hostilité.
“Il n’y a pas d’hospitalité là où se tapit l’hostilité.”
Dans l’idéal, le maître d’hôtel, le serveur, le préposé de la réception sont les figures du proxène, cette espèce d’agent consulaire qui, dans les cités grecques de l’Antiquité, était l’hôte, le mandataire de tous les voyageurs citoyens d’une république étrangère qui lui avait confié cet office. Criton, après la condamnation à mort de Socrate, proposa à ce dernier de fuir Athènes pour échapper à son sort en l’assurant qu’il connaissait à l’étranger des proxènes, ces hôtes qui lui auraient garanti accueil et surtout sécurité dans son exil, ce que le philosophe refusa d’envisager comme on le sait, se résolvant à boire la ciguë par « respect des Lois » puisque la stabilité d’une cité résidait entièrement, selon lui, dans le respect que les citoyens vouaient à ses lois. Ces agents qui accueillaient l’étranger, ceux dont la fonction consistait à être là « pour les étrangers », ceux qui s’entremettaient entre l’étranger et le pays ou le territoire qui l’hébergeaient étaient fondamentaux pour éviter que le voyageur hors de sa patrie ne puisse être considéré comme quelqu’un qu’on pouvait réduire en esclavage. Le terme proxénète, on le devine, a la même étymologie qui, suivant un humour discutable, provient d’un verbe qui signifie « aider », « secourir ».
L’hôtellerie suisse fait-elle tout ce qu’il faut pour qu’on la fuie ? Pas toujours, bien sûr. Pas partout. Mais certains restaurants et certains hôtels semblent avoir inversé le sens de l’hospitalité et on vous y reçoit en vous « mettant au pas », en vous faisant comprendre que, là, ce sont les règles de la maison qui prévalent et que vous devrez vous y conformer pour être admis. Le personnel affairé ou feignant de l’être commence par vous laisser planté à l’entrée, occupé qu’il est à des activités indéfinissables ou à des conciliabules internes. Le maître d’hôtel ou celui qui en tient lieu viendra vous chercher quand il le jugera bon, quand son organisation le permettra, vous accompagnera à votre table sans daigner vous regarder ni proférer une parole. L’étranger que vous êtes est sommé de faire des efforts pour s’intégrer, sommé de se débrouiller pour comprendre les codes non explicités de ce coin de terre d’accueil, une terre qu’on s’ingénie à lui faire comprendre qu’elle n’est pas la sienne.
“L’étranger que vous êtes est sommé de faire des efforts pour s’intégrer, sommé de se débrouiller pour comprendre les codes non explicités de ce coin de terre d’accueil, une terre qu’on s’ingénie à lui faire comprendre qu’elle n’est pas la sienne.”
La pandémie a aggravé la situation, on le sait, et les chiffres montrent qu’aujourd’hui le secteur de l’hôtellerie et de la restauration ont enregistré un recul de 32% à 67% en fonction des régions. On comprend dès lors que le réengagement de personnel une fois le confinement levé n’ait pas pu suivre, par endroits, les besoins d’une clientèle de retour. Mais on ne doit pas s’étonner non plus si le client, parqué dans un coin à attendre un service sans explications et sans sourires, invité ensuite à honorer une facture qui lui confirme que son identité se résumait à son apport au tiroir-caisse, décide de passer son tour pour une prochaine fois.
“On ne doit pas s’étonner si le client, parqué dans un coin à attendre un service sans explications et sans sourires, invité ensuite à honorer une facture qui lui confirme que son identité se résumait à son apport au tiroir-caisse, décide de passer son tour pour une prochaine fois.”
C’est dommage, évidemment, comme une rencontre qui n’a pas eu lieu, alors que l’hôtellerie est une industrie qui, par étymologie, œuvre à la susciter, à l’aménager, à réunir les conditions de sa possibilité, pour faire momentanément d’un lieu un peu de celui qui y entre, un lieu dont le voyageur rêvait mais qui dépasse et anticipe ses espérances, pour qu’il n’oublie pas, ait envie de revenir, en parle ensuite comme d’un « quelque part » qui a été un moment le sien, que jamais il n’a eu envie de fuir en disant, comme le père de Marguerite Yourcenar, qui rappelait ce souvenir : « On s’en fout, on n’est pas d’ici, on s’en va demain ».