Méditation : quel rapport entre Descartes et nos pratiques contemporaines ?
“Si je ne méditais pas deux heures par jour, jamais je n’aurais pu écrire de livres comme Homo sapiens.”
Combien de lecteurs, à très bon droit épatés par Homo sapiens, « succès planétaire », « Bible de l’humanité », lecture de chevet des plus grands en passant par Steve Jobs et Obama, ont-ils embrayé sur la lecture de 21 leçons pour le XXIe siècle ? Combien parmi ces derniers sont-ils allés jusqu’au dernier chapitre, la 21e leçon, intitulée “méditation” ?
“(…) Depuis 2000 (…), nous apprend Harari, superman en culture générale, surhomme en connaissances anthropologiques, philosophiques, politiques et as toutes catégories en capacité de synthèse, j’ai commencé à méditer deux heures par jour (…) Sans la concentration et la clarté qu’apporte cette pratique, je n’aurais pas pu écrire des livres comme Homo sapiens ou Homo Deus” (YNH) 1
Une activité pour babas largués et ennuyeux emperruqués ?
Je crois important d’entendre cette confession, que Yuval Noah Harari présente d’ailleurs comme telle2, conscient de prendre un risque d’image par ce plaidoyer, à la fois autobiographique et scientifique, de la pratique intense, quotidienne, d’une activité qui évoque, peut-être surtout pour nos imaginaires occidentaux, tantôt les errances pailletées de nirvanas de pacotilles vendus par des gourous grands perdants de la marche économique du monde, tantôt les rêveries poussiéreuses de philosophes aussi emperruqués que vieillis, mi-religieux, mi-hallucinés, calfeutrés contre leur poêle. Un être quelque part entre le méditant illuminé baba, et le penseur casse-pied. Rien de très folichon. On mesure le courage de Harari.
Le dénominateur commun de toutes les formes de méditation
Entre l’Orient et l’Occident et tout autour de la planète, la méditation renvoie à une pratique mentale qui consiste en une attention portée sur un certain objet, que ce soit au niveau de la pensée, des émotions ou du corps. Il s’agit de penser intensément, de sentir intensément ou d’être intensément conscient, de faire le vide autour de l’objet de méditation. Les objets et les techniques, qui se comptent sans doute par centaines, ont ce cœur commun.
Quand le père du rationalisme médite
René Descartes fut l’un de ces méditants, et non des moindres. N’est-on pas interpellé à l’idée que le mathématicien inventeur des coordonnées (abscisses et ordonnées) qui portent son nom, père de la géométrie analytique, penseur rationaliste par définition, ait commis un célébrissime ouvrage intitulé “Méditations métaphysiques”, ajoutant, par l’adjectif, une couche supplémentaire d’improbable mysticisme ?
Comme les grandes œuvres symphoniques, les Méditations métaphysiques ouvrent sur un ensemble de mesures qu’on reconnaîtrait entre mille. Qu’on réécoute sans se lasser. Descartes a une belle plume. Précise, rigoureuse, dense, imagée. Il ne vise rien moins que la découverte de la vérité, la nature de Dieu et celle de l’âme humaine, ou, traduit dans une terminologie plus conforme à notre XXIe siècle, le rapport de l’esprit humain avec ce qui « est », avec ce qui donne sens à ce qui est. Bien sûr, Descartes est déiste, ou croyant, comme on voudra, à moins que ses serments répétés en l’assurance de l’existence d’un Dieu créateur conforme aux canons ne soit une ruse pour penser sans être inquiété par le clergé. Après tout, Descartes, à peu près en même temps que Galilée, en était arrivé à la conclusion que le géocentrisme était une erreur. Déniaisé par le sort réservé à l’illustre physicien, il renoncera à la publication de ses propres conclusions, renforçant la formule qui signe tout son travail : ”Larvatus prodeo”, j’avance masqué. Car son Dieu pourrait ne pas être du tout celui des théologiens, mais une instance qui rend compte de l’univers et de tout ce qui existe, et la nature, dans son acception métaphysique, de l’Etre. Rien que ceux qui réfléchissent ne puissent entendre aujourd’hui. Harari en témoigne lui aussi :
“Le monde académique m’a équipé d’outils très puissants pour déconstruire tous les mythes que les humains ont créés, mais il ne m’a fourni aucune réponse satisfaisante en ce qui concerne les grandes questions de l’existence”. (YNH) 3
Descartes était lui-même dans un sérieux moment de remise en question, convaincu de la nécessité, sans attendre Derrida, de déconstruire les mythes qui minaient le savoir de son temps :
“Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables”. (Méditation première)
Le doute méthodique pour comprendre qui nous sommes
Et Descartes de mettre en branle la puissante machine du doute méthodique, entendez “du doute comme méthode de travail”. Descartes est tout sauf un sceptique. Sur combien de copies d’élèves ai-je dû préciser, dans la marge de leurs dissertations, face à un péremptoire “Descartes doute de tout”, un non moins assuré : “Descartes ne doute pas. Il passe en revue les modes par lesquels l’esprit humain connaît en disqualifiant, momentanément, ceux qui ne sont pas absolument et à coup sûr toujours certains”.
Écoutons René, aujourd’hui un peu malaimé après qu’Antonio Damasio a fait fortune en montrant son erreur.4
- 1er cercle de certitude : tout ce que j’ai appris, je l’ai appris de mes sens. Or, je sais que les sens peuvent tromper. (Chacun connaît les illusions d’optique). Donc, les sens ne peuvent assurer un fondement certain de la connaissance. Si bien que, dans ma méthode, je fais comme si mes sens n’existaient pas.
- 2e cercle de certitude : le fait que je suis bien “moi”, dans le lieu où je suis présentement, “assis près du feu, vêtu d’une robe de chambre…” (Il ne faisait pas chaud dans les chaumières et les sources de chauffage n’étaient pas dissimulées dans le sol ou réglées à distance). Certitude puissante, en effet : ” Comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps soient à moi ?”. Et pourtant… il m’est arrivé, en rêve, de sentir que j’étais autre que je ne suis avec le même sentiment d’assurance. De même, certains insensés se croient, à l’état de veille, autres qu’ils ne le sont. Qui pourrait m’assurer que ce n’est pas mon cas ? Dans le doute, j’exclus donc, dit à peu près Descartes, le sentiment de mon être-là comme certitude.
- 3e cercle de certitude : qu’en est-il donc de ces objets qui sont dans notre pensée et servent, sinon de cadre de perception, déjà disqualifié dans notre cheminement (exit par conséquent la physique, l’astronomie, la médecine), mais de cadre de compréhension telles que la notion de grandeur, de quantité, de nombre, au sens mathématique :”(…) que je veille ou que je dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq”. Descartes pourrait s’en tenir à cette conviction forte. C’est compter sans son sérieux méthodique : puisque parmi les idées qui lui ont été inculquées en figure une qui lui fait penser qu’il existe une transcendance omnipotente et que, de cette omnipotence, rien ne l’assure qu’elle ne puisse faire en sorte que nous nous trompions chaque fois que nous sommes certains de quelque chose, il voit que la certitude n’est pas complète. Mais Descartes ne peut – les curés veillent – même à titre méthodologique, envisager un dieu trompeur. Qu’à cela ne tienne. C’est un malin génie qu’il conçoit, un être qui nous trompe alors même que nous sommes investis de toute certitude y compris de celle des mathématiques.
“Je supposerai donc qu’il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie (…). Je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons ne sont que des illusions et des tromperies (…) Je me considérerai moi-même comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang, comme n’ayant aucun sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses. Je demeurerai obstinément attaché à cette pensée ; et si, par ce moyen, il n’est pas en mon pouvoir de parvenir à la connaissance d’aucune vérité, à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement.” (Première méditation)
La méditation comme fenêtre d’observation de l’esprit
Que reste-t-il, dans cette réduction où s’éteignent, dans un doute croissant, hyperbolique “pénible et laborieux” concède Descartes, véritable écrivain comme on vient de le voir, les certitudes dont nous tissons notre moi, notre monde, notre compréhension de son fonctionnement ? Avant d’y venir, avant de plonger bravement dans l’explication du cogito # ergo sum, ce qui frappe, c’est la similitude avec ce qui est à l’œuvre dans l’expérience de Harari et de la plupart des méditants de ce siècle : ce mouvement qui consiste à considérer ce qui fait le fonctionnement de notre esprit, à prendre conscience des objets qui l’occupent, à observer, comme de l’extérieur, les mouvements de l’esprit, le bouillonnement des pensées rebelles qui l’assaillent sans son consentement :
“Si vous essayez d’avoir une observation objective de vos sensations, la première chose qui vous frappe, c’est de constater à quel point l’esprit est sauvage et impatient.” (YNH)5
Cogito ergo sum
La butée sur laquelle le doute méthodique cesse, le fond contre lequel le plongeur philosophe amorce sa remontée, c’est la conscience qu’il se passe quelque chose d’absolument incontestable au moment où nous doutons : étant CONSCIENT de douter, je SAIS que je SUIS CONSCIENT et je sais que je SUIS, que mon existence est réelle, au moins au moment où je suis conscient que je doute, ou que je suis conscient que je sens, conscient que je veux, que j’affirme, que je nie. Et cette certitude-là, personne, même pas le malin génie, ne peut me l’enlever.
Tentez l’exercice dans votre chambre, éteignez les unes après les autres les certitudes dont vous êtes généralement construits : le processus est imparable… et est assez comparable à cette indubitable réalité qui nous fait sentir que, quoi que nous soyons, nous le sommes dans le mouvement ininterrompu de notre respiration à partir duquel tout le reste s’organise, à commencer par le sentiment d’être ici et maintenant.
“N’essayez pas de faire quoi que ce soit (…) N’essayez pas de contrôler votre respiration ou de respirer d’une manière particulière. Contentez-vous d’observer la réalité du moment présent, quelle qu’elle puisse être.” 6 (Le maître de méditation à Harari)
Les liens corps/esprit : une thématique pour le XXIe siècle
On forcerait par trop la comparaison en allant au-delà. Il est vrai que Descartes, et c’est l’erreur qu’on lui attribue communément, fait du corps et de l’esprit deux entités résolument distinctes, sans s’embarrasser à expliquer comme corps et esprit fonctionnent de concert, même s’il a pressenti qu’il était un peu court sur la question et deviné qu’un immense travail demeurait à faire sur l’interface corps/esprit :
“La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc, que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose un seul tout avec lui”, (Méditation sixième)
C’est que corps et esprit fonctionnent ensemble, nous le savons aujourd’hui sans avoir encore complètement intégré dans nos vies l’idée et ses conséquences. Il arrive qu’un pincement de cœur ou un tiraillement du ventre nous indiquent qu’une pensée triste ou une angoisse sont en passe de surgir dans notre esprit et nous n’ignorons plus que nos entrailles sont tapissées de neurones.
“La technique de Vipassana est fondée sur l’idée que le flot de notre esprit est étroitement lié aux sensations corporelles. Entre moi et le monde, il y a toujours les sensations du corps. Je ne réagis jamais aux événements du monde extérieur. Je réagis toujours aux sensations de mon propre corps. Quand la sensation est déplaisante, je réagis avec aversion. Quand la sensation est plaisante, j’en réclame davantage.” (YNH) 7
Les pensées, les sentiments et les sensations, même chez Descartes, sont constitutives de ce que je suis au monde : Mais qu’est-ce que donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent.” (Méditation troisième)
Occupé à faire le ménage dans la jungle des superstitions et faux savoirs, Descartes a commencé une salutaire table rase, débutée à la Renaissance, qui a trouvé son plein souffle avec les penseurs du XVIIe puis avec les encyclopédistes. Une autre époque, une autre latitude auraient fait surgir d’autres questions et auraient incité Descartes à investiguer autrement sa naissante intuition du lien entre le corps et l’esprit. Mais pris dans un schéma de compréhension, d’ailleurs précurseur pour son époque, qui n’invitait pas à aller dans ce sens, mort trop jeune, occupé sur presque tous les fronts de la science et de la pensée de la première moitié du XVIIe siècle, il ne l’a pas fait.
Si les conditions et les années lui avaient été données pour comprendre en quoi notre esprit n’est pas “au corps comme le pilote l’est à son navire”, c’est-à-dire comme une instance de commandement qui meut la marionnette mécanique de notre enveloppe matérielle, notre présent aurait été autre.
Je ne doute pas alors que la méditation, métaphysique ou autre, serait entrée dans nos pratiques quotidiennes, dans nos recherches scientifiques, dans la formation donnée aux élèves, comme le seul lieu où l’esprit peut être attentif à lui-même. La méditation demeure en effet à ce jour la seule pratique où l’observation de l’esprit, dans sa manifestation, peut se faire indépendamment de nos recherches sur le cerveau.
1.“(…) Since (…) 2000, I began meditating two hours every day (…) Without the focus and clarity of this practice, I could not have written Homo sapiens or Homo Deus”
2.“Having criticised so many stories, religions and ideologies, it is only fair that I put myself in the firing line too…” (YNH : 21 leçons)
3.“The academic world provided me with powerful tolls to deconstruct all the myths humans ever create, but it didn’t offer satisfying answer to the big questions of life.” (YNH : 21 leçons)
4. Antonio Damasio : “L’erreur de Descartes”
5. “If you try to objectively observe your sensations, the first thing you’ll notice is how wild and impatient the mind is.”
6.“Dont’ do anything (…) Don’t try to control the breath or to breathe in any particular way. Just observe the reality of the present moment, whatever it may be. (YNH : 21 leçons)
7. “The technique of Vipassana is based on the insight that the flow of mind is closely interlinked with body sensations. Between me and the world, there are always body sensations. I never react to events in the outside world. I always react to the sensations in my own body. When the sensation is unpleasant, I react with aversion. When the sensation is pleasant, I react with cravings for more”. (YNH : 21 leçons)
8.Meditation is any method for direct observation of one’s own mind”. YNH
“Meditation is a tool for observing the mind directly.” NYH