Qu’ai-je fait pour mériter ça ?
Sur la chance et le hasard
À Éric,
« Il vient de réaliser quatre gains sur douze possibles dans une série de parties de loto dont il n’est, c’est le moins qu’on puisse dire, pas du tout coutumier. C’est une soirée locale, à laquelle il participe étant donné sa fonction d’élu (un peu), par curiosité (davantage), par amitié pour de nombreux habitants et par intérêt pour la vie du village (beaucoup plus). Il n’a pas décidé de participer à un loto. D’ailleurs, il en a demandé en vitesse toutes les règles, les termes et les usages aux autres invités avant que la partie ne commence. »
On attribue l’invention du loto (de l’italien « lotto » : lot) à un Italien, le Génois Benedetto Gentille. Détail piquant s’il est vrai : il aurait purement et simplement transformé en jeu le mode de renouvellement des membres du Conseil municipal de sa ville. Je n’ai pas trouvé d’informations précises sur la manière dont ce suffrage hasardeux était effectué. J’imagine que seuls les membres de l’aristocratie étaient admis à remplir cet office, d’où l’absence à peu près totale d’intérêt à décider qui exactement, les intérêts de la caste étant de facto assurés.
Il gagne donc. Régulièrement, avec un entêtement qui transforme les premiers applaudissements des autres joueurs en récriminations puis en regards franchement courroucés tournés dans sa direction : quine, double quine, double quine, carton. Vins, biscuits et chocolats à profusion pour les semaines à venir.
Le loto : une dramaturgie du hasard et de la chance
Le loto est un jeu mais le dépit qu’éprouvent les participants malchanceux à la démonstration de la chance insolente du serial gagnant est bien réel. Pas du tout joué, lui. Chacun dans la salle est à même de s’offrir le contenu des paniers, paquets et planchettes de prix, ce n’est donc pas le désir du contenu qui compte. C’est autre chose, plus vivant encore qu’un billet de loterie que 500 000 acheteurs déçus déchirent un samedi soir, parce que, dans le bon vieux loto des villages, tout se passe sous les yeux de chacun, en temps réel. Tout ? La mise en scène, le silence qui accueille les nombres criés, la concentration pour ne pas en omettre un sur son carton, l’excitation qui monte à mesure que les jetons de verre couvrent les signes de ce qui est déjà accompli et qui fait monter le prix d’un destin dont on ne sait pas s’il sera. « Il me manque juste le 72 ! » et chaque numéro proféré qui n’est pas celui-là et qui s’accompagne du mouvement ragaillardi de la part des voisins de table lorsqu’ils appliquent un jeton de plus sur leur carton, éloigne la probabilité de gain en même temps que sa possibilité. Il y a quelque chose du jeu de hasard dans le loto et cerner ses chances de gain par les probabilités est tout sauf chose aisée comme nous le montre le mathématicien Jean-Christophe Aubert à la fin de cet article. D’ailleurs, en situation, lorsqu’on joue, il y a quelque chose de plus qui est, non pas la probabilité, mais la possibilité que le numéro 72, effectivement, sorte. Un statisticien froncerait peut-être les sourcils à cette distinction. Ce qui lui importe, à ma connaissance, c’est le calcul et son résultat. Mais lorsque le numéro sort, que le destin se réalise, lorsqu’il n’est plus seulement probable mais qu’il est, il y a comme un mystère du « Pourquoi ce numéro alors que d’autres étaient possibles ? » « Pourquoi moi ? » « Pourquoi lui ? Et nous alors, on ne méritait pas de gagner ? » Notre esprit est enclin à concevoir une main derrière ce dé tombé sur telle face. C’est d’ailleurs l’étymologie de la « chance », cette cadentia, cette chute des dés qui tombent sur le tapis. Grecs et Latins en avaient fait une déesse, Tychè et Fortuna, toutes deux affublées de la corne d’abondance. Le panier du loto.
Est-ce ce qui rend les jeux de hasard si excitants ? Quand le hasard s’effectue, s’abolit dans le résultat, quelque chose du destin se joue entre probable, possible et réalisé. Lorsque le numéro 72 sort, accomplissant la quine ou le carton, je ne peux m’empêcher de me sentir comblée, et peut-être un peu aimée, élue (comme un conseiller municipal génois de la Renaissance ?), choisie, désignée par cette force mystérieuse qui transforme le probable en réalité (« Mon Dieu, faites que… ») Même un statisticien jouant à un jeu de hasard (ça doit bien exister, non ?) ne peut qu’éprouver quelque chose d’autre que la satisfaction de la correction de son calcul lorsqu’il apprend qu’il a gagné le gros lot. Il ne lui sera d’ailleurs peut-être pas indifférent de se souvenir que le mot « calcul » lui-même nous vient du latin calculus, ces petits cailloux noirs et blancs qui servaient d’oracles pour annoncer les événements heureux ou malheureux à venir. Notre rationalité née dans les limbes du mystère et de la superstition…
La chance, c’est la possibilité qu’un événement heureux advienne dans une situation ouverte. Et cet événement, donc, en se concrétisant, fait de moi quelque chose comme un élu. Les Grecs de l’Antiquité, dont l’essentiel de la philosophie était tourné vers la manière de vivre du mieux possible dans un monde qui ne l’entend pas toujours de cette oreille, avait un concept pour désigner cette préoccupation : l’Eudemonia, que nous traduisons avec le prosaïsme laïque de nos sociétés technologiques par “vie bonne”, mais qui signifie littéralement, le “bon génie”, le “bon démon”, signe que “hasard” et “chance” ne sont pas du tout synonymes. Le hasard est ce sur quoi je n’ai pas d’effet. La chance, en revanche, est ce qui peut se saisir par une intervention, de la part du bon génie (même si la Fortune a parfois des caprices) ou de la mienne : “on tente sa chance ou on l’attire”, mais certainement pas le hasard, qui ne se laisse pas si facilement séduire.
La chance, en se concrétisant, fait de moi quelque chose comme un élu.
Des causes occultes ?
C’est plus fort que moi : je ne pars à peu près jamais du présupposé que nous avons une connaissance certaine de ce dont nous parlons. Le joueur en question, celui qui rafle 4 prix sur les 12 possibles – et qui a par conséquent eu de la chance – n'a pas pu faire de calcul préalable comme ces scientifiques du XIXe qui voyaient derrière chaque évènement un rapport de cause à effet susceptible d’être, sinon expliqué, du moins cerné par la statistique. Ici, rien de possible même pour un spécialiste versé dans le calcul statistique, qualité que ne peut revendiquer un joueur occasionnel en situation de jeu. Sachant que, de tous les cartons possibles d’un jeu de loto (200 ? 500 ? 1000 ? Combien en fait ?), ce ne sont pas les mêmes qui sont distribués à chaque partie et que, par ailleurs le nombre de manières de tirer les 90 numéros du jeu (sans remise dans le sac après tirage) est de 1.48572 x 10138, la chance, objectivement (?) s’assimile à un hasard complet et incalculable (je sais, pour moi non plus ça n’est pas satisfaisant, mais c’est peut-être bien cette situation qui conforte, dans nos petites têtes, l’impression que nous sommes “choisis” par la main du destin). Bref, curieuse, j’enquête sur la seule dimension accessible pour comprendre cette chance insolente. “Quel était, demandé-je à ce verni d’un soir, ton état d’esprit au moment où tu couvrais régulièrement sur ton carton les numéros criés ? Te figurais-tu que tu allais gagner, te projetais-tu mentalement l’état “d’avoir gagné ?” On aura reconnu les thèses de la “force de votre subconscient” et autres techniques “d’attraction universelle.” Oui, je vous entends mais, en même temps, on ne sait jamais... Et voilà qu’il me répond tout à trac : “Je voulais gagner.”
Le mystère s’épaissit, donc. J’espérais en finir rapidement avec une réponse du genre : “je faisais attention à ne manquer aucun numéro”, seule compétence réellement en notre pouvoir en la circonstance (ce qu’il n’a d’ailleurs pas fait, ayant raté, par son étourderie, un 5e gain !), la “seule chose qui dépende de nous dans une partie de loto” comme auraient dit les Stoïciens s’ils avaient été contemporains de Benedetto. Mais que la réponse ouvre sur la notion de volonté, sa nature et son rapport à la réalité, non, franchement, je n’en souhaitais pas tant. Autant vider l’océan à la petite cuillère pour en estimer les mètres cube.
Car tous, bien sûr, nous voulions gagner, ou du moins le souhaitions-nous ou l’espérions-nous, trois postures différentes de l’attente : dans le vouloir, il n’y a qu’un pas entre la projection de l’action et sa réalisation, tandis que le rapport va decrescendo dans le souhait et s’émiette totalement dans l’espoir, qui témoigne de notre impuissance. Pressé de préciser sa pensée, il ajuste le tir : “Oui, j’y croyais, quoi.” Evidemment, c’est bien pour ça qu’on joue, parce qu’il est possible de gagner. Mais ce qu’on cherche, étant donné qu’il y a des gagnants et des perdants, c’est ce rapport de causalité que nos esprits ne peuvent manquer, toujours et en tout temps, de chercher à débusquer entre les événements, le rapport de cause à effet.
Car là est bien, à mon sens, tout l’enjeu. Tout comme la notion de corrélation en sciences qui semble avoir supplanté aujourd’hui le rapport sacro-saint de la cause à l’effet, (mais d’une manière tellement mystérieuse, tellement “magique” que j’ai du mal à comprendre comment les scientifiques s’en satisfont), on peut se demander si le hasard n’est pas simplement le reflet de notre ignorance sur les causes des événements.
C’est ce rapport de causalité que nos esprits ne peuvent manquer, toujours et en tout temps, de chercher à débusquer entre les événements, le rapport de cause à effet.
Une petite joute historique entre deux philosophes du XIXe, Antoine–Augustin Cournot (1801-1877) essentiellement mathématicien et économiste et, plus connu, Henri Bergson, illustre bien cette interrogation.
Quelle tuile !
« Une tuile tombe d’un toit, soit que je passe ou que je ne passe pas dans la rue ; il n’y a nulle connexion, nulle solidarité, nulle dépendance entre les causes qui amènent la chute de la tuile et celles qui m’ont fait sortir de chez moi pour porter une lettre à la poste. La tuile me tombe sur la tête et voilà le vieux logicien mis définitivement hors de service : c’est une rencontre fortuite ou qui a lieu par hasard. La proposition a un sens également vrai pour qui connaît et pour qui ne connaît pas les causes, qui ont fait tomber la tuile et celles qui m’ont fait sortir de chez moi. Les faits qui arrivent par hasard ou par combinaison fortuite, bien loin de déroger à l’idée de causalité, bien loin d’être des effets sans cause, exigent pour leur production le concours de plusieurs causes ou séries de causes. Le caractère de fortuité ne tient qu’au caractère d’indépendance des causes concourantes. Si la combinaison fortuite offre quelque singularité, cette singularité même a une cause, mais elle n’a pas de raison, et voilà pourquoi elle nous frappe, nous dont l’esprit est dès l’enfance habitué à chercher toujours et à trouver quelquefois la raison des choses. À un tirage d’obligations je gagne la prime de cent mille francs et je la gagne par hasard : car on s’était arrangé pour qu’il n’y eût nulle liaison entre les causes qui ont influé sur le placement des numéros et celles qui ont amené l’extraction du numéro gagnant. Cependant, comme il faut bien que quelqu’un gagne la prime, la combinaison fortuite qui me l’attribue, toujours fort remarquable pour moi, ne sera remarquée du public que si je suis, par un autre hasard, un pauvre diable ou un millionnaire, un savetier ou un financier. »
A. A. Cournot, Matérialisme, vitalisme, rationalisme, 1875.
Cournot défend donc l’idée qu’une tuile qui tombe du toit et assomme un promeneur qui passait juste à ce moment-là est le résultat de la combinaison de deux séries de causalité qui n’ont rien avoir l’une avec l’autre, mais qu’on peut déterminer (le vent qui arrache la vieille tuile d’un côté et les affaires qui font sortir le passant de chez lui d’autre part). Ce que nous appelons le hasard ne serait en somme que la conjonction fortuite de différentes séries causales. Une manière radicale de réduire la chance (ou la malchance en l’occurrence) au hasard et le hasard lui-même à la conjonction de séries causales complexes. Dans cette perspective chance et hasard sont une seule et même chose que nos esprits biaisés distinguent.
Voilà qui est dit. La chance ne serait que le rapprochement indu de deux séries d’événements qu’opèrent nos esprits, toujours en quête de raisons. Le hasard est sans pourquoi. Tout comme la chance et la malchance qui sont des vues de l’esprit. Il semble qu’il faille demander à d’autres qu’à des mathématiciens spécialisés dans la formalisation de théories économiques la raison pour laquelle jouer au jeu de hasard nous fait vivre des montagnes russes émotionnelles et pourquoi nous avons les concepts pour désigner ce que Cournot jette aux orties.
Car dans cette explication, le problème essentiel demeure intact : que la causalité de chacune des séries amène la tuile à tomber et le passant à passer est une chose. Mais le fait que les événements se produisent en même temps échappe, en revanche, à cette explication de la causalité à tous les étages. La preuve ? Cournot en est réduit à parler de combinaison fortuite (de fortuna, chance, hasard). La combinaison fortuite échappe à la causalité. Mais de quoi émane-t-elle alors ? Dire que “Le caractère de fortuité ne tient qu’au caractère d’indépendance des causes concourantes” ne donne aucune indication, aucune explication sur la notion de “fortuité”, qui est précisément, me semble-t-il, la question qui nous intéresse.
Il faut attendre près de 60 ans pour que Bergson lui réponde, dans son ouvrage sur Les deux sources de la morale et de la religion. Dans les faits, il ne tacle pas nommément l’économiste, mais lui emprunte l’exemple de la tuile. C’est à Lévy-Bruhl que Bergson en veut, à sa manière d’opposer la pensée civilisée, “qui fait confiance à l’invariabilité des lois naturelles”, une pensée mâtinée de science exacte en somme, et la pensée primitive (l’ouvrage de Lévy-Bruhl date de 1922) pour laquelle “Tous les objets et tous les êtres sont impliqués (dans la nature) dans un réseau de participations et d’exclusions mystiques”. Henri Bergson n’est pas du tout d’accord avec cette vision binaire – qui légitimerait un peu facilement une pensée colonialiste ou qui en provient (c’est moi qui ajoute). Ce qui domine dans la pensée de Lévy-Bruhl et qui est tout à fait faux, nous dit Bergson, c’est “l’obstination du primitif à ne rien admettre de fortuit” :
“(Car pour le primitif de Lévy-Bruhl) qu’une pierre tombe et vienne écraser un passant, c’est qu’un esprit malin l’a détachée : il n’y a pas de hasard. Qu’un homme soit arraché de son canot par un alligator, c’est qu’il a été ensorcelé : il n’y a pas de hasard. Qu’un guerrier soit tué ou blessé d’un coup de lance, c’est qu’on avait jeté sur lui un sort : il n’y a pas de hasard.”
Henri Bergson : Les deux sources de la morale et de la religion
Pourquoi moi ?
Les choses ne sont pas aussi binaires, objecte Bergson. D’abord, le si mal-nommé primitif n’est pas ignorant des “causes mécaniques”. Lui aussi a “une parfaite confiance dans l’invariabilité des lois naturelles “sans quoi il ne compterait pas sur “le courant de la rivière pour porter son canot, sur la tension de son arc pour lancer la flèche et sur la hache pour entamer le tronc de l’arbre”. Un point partout donc. Mais allons plus loin. Que fait notre bon sauvage lorsqu’il superpose à sa pensée mécaniste, une pensée que Lévy-Bruhl qualifie de mystique ? D’abord, cette superposition, il ne la fait pas n’importe quand. Ce qui frappe Bergson, c’est que cette pensée mystique qui invoque des causes occultes n’est à l’œuvre que dans les événements qui concernent les humains. « De l’action d’un inanimé sur un inanimé, il n’est jamais question. Si un homme est tué par un rocher qui s’est détaché au cours d’une tempête, le primitif “nie-t-il que le rocher ait déjà été fendu, que le vent ait arraché la pierre (...) ? Évidemment non. “Il constate, comme nous, l’effet de ces causes (..) et ce que “le primitif explique par une cause surnaturelle, ce n’est pas l’effet physique, c’est sa signification humaine, c’est son importance pour l’homme et plus particulièrement pour un certain homme déterminé, celui que la pierre écrase.” Pourquoi lui, pourquoi moi ?
Il n’y a rien d’illogique ou de prélogique dans ce réflexe : “une fois constatées la fêlure du rocher, la direction et la violence du vent, il reste à expliquer, ce fait, capital pour nous, qu’est la mort d’un homme. La cause contient éminemment l’effet (...) et si l’effet a une signification humaine considérable, la cause doit avoir une signification au moins égale ; elle est en tout cas du même ordre : c’est une intention.”
H. Bergson, op.cit.
Cette pensée qui se superpose, qui cherche, entre les séries causales de Cournot, la raison de leur combinaison, est de même nature que la pensée jugée primitive par Lévy-Bruhl, même si elle prend moins de place dans notre civilisation que par le passé. Bergson encore : “Que l’éducation scientifique de l’esprit le déshabitue de cette manière de raisonner, ce n’est pas douteux. Mais elle est naturelle (...) Le joueur qui mise sur le numéro de la roulette attribuera le succès ou l’insuccès à la veine ou à la déveine, c’est-à-dire à une intention favorable ou défavorable : il n’en expliquera pas moins par des causes naturelles tout ce qui se passe entre le moment où il place l’argent et le moment où la bille s’arrête. Cette veine ou cette déveine, “puissance alliée ou ennemie” est ce qui “donne au jeu tout son intérêt.”
Cette veine ou cette déveine, puissance alliée ou ennemie est ce qui donne au jeu tout son intérêt.
Et Bergson de donner l’estocade à Lévy-Bruhl : “ N’admettez-vous pas, vous, qu’il y a du hasard ? Et, en l’admettant, êtes-vous bien sûr de ne pas retomber dans cette mentalité primitive que vous critiquez, que vous voulez en tout cas distinguer essentiellement de la vôtre ? J’entends bien que vous ne faites pas du hasard une force agissante. Mais si c’était pour vous un pur néant, vous n’en parleriez pas. Vous tiendriez le mot pour inexistant, comme la chose. Or le mot existe, et vous en usez, et il représente quelque chose pour vous comme pour nous tous.”
Ce que ce mot représente, c’est ce joker, cette martingale, ce truc, cette combine, ce tour de passe-passe, ce leurre, cet appeau que Cournot a voulu discret dans son exemple de la tuile mais qui ne nous a pas échappé, c’est, bien sûr celui de « fortuité ». Et Bergson n’y va pas par quatre chemins :
« Demandons-nous ce que (le mot hasard) peut bien représenter. Une énorme tuile, arrachée par le vent, tombe et assomme un passant. Nous disons que c’est un hasard. Le dirions-nous si la tuile s’était simplement brisée sur le sol ? Peut-être, mais c’est que nous penserions vaguement alors à un homme qui aurait pu se trouver là, ou parce que, pour une raison ou pour une autre, ce point spécial du trottoir nous intéressait particulièrement, de telle sorte que la tuile semble l’avoir choisi pour y tomber. Dans les deux cas, il n’y a de hasard que parce qu’un intérêt humain est en jeu et parce que les choses se sont passées comme si l’homme avait été pris en considération, soit en vue de lui rendre service, soit plutôt avec l’intention de lui nuire. Ne pensez qu’au vent arrachant la tuile, à la tuile tombant sur le trottoir, au choc de la tuile contre le sol : vous ne voyez plus que du mécanisme, le hasard s’évanouit. Pour qu’il intervienne, il faut que, ayant une signification humaine, cette signification rejaillisse sur la cause et la colore, pour ainsi dire, d’humanité. Le hasard est donc le mécanisme se comportant comme s’il avait une intention. »
H. Bergson, op.cit.
Une énorme tuile, arrachée par le vent, tombe et assomme un passant. Nous disons que c’est un hasard. Le dirions-nous si la tuile s’était simplement brisée sur le sol ?
Un Cournot, s’il avait vécu jusqu’à la publication de l’ouvrage de Bergson, aurait pu rétorquer que, précisément, c’est l’expression « comme si » qui est employé : le hasard est donc le mécanisme se comportant comme s’il avait une intention. Il n’y aurait donc pas d’intention, justement au sens strict et le « comme si » manifesterait au contraire clairement que nous ne voyons qu’une causalité mécanique à la suite des événements. Mais Bergson a prévu l’objection :
« Ce (l’objection) serait très juste s’il n’y avait que la pensée réfléchie, pleinement consciente. Mais au-dessous d’elle est une pensée spontanée et semi-consciente, qui superpose à l’enchaînement mécanique des causes et des effets quelque chose de tout à fait différent, non pas certes pour rendre compte de la chute de la tuile, mais pour expliquer que la chute ait coïncidé avec le passage d’un homme, qu’elle ait justement choisi cet instant. L’élément de choix ou d’intention est aussi restreint que possible ; il recule à mesure que la réflexion veut le saisir ; il est fuyant et même évanouissant ; mais s’il était inexistant, on ne parlerait que de mécanisme. Il ne serait pas question de hasard. Le hasard est donc une intention qui s’est vidée de son contenu. »
H. Bergson, op.cit.
Le hasard est une intention qui s’est vidée de son contenu.
Difficile de conclure une telle discussion. Les jeux sont ouverts. Faites les vôtres. Que notre pensée humaine soit câblée pour chercher une causalité dans les événements du monde physique, et plus particulièrement une intention lorsqu’il s’agit d’affaires humaines, n’est pas douteux et je renvoie chacun aux émotions de joie ou de déception qui accueillent un événement positif attendu ou un événement négatif qui était craint. « Qu’ai-je fait pour mériter ça ? »
Cette veine ou cette déveine, “puissance alliée ou ennemie” est ce qui “donne au jeu tout son intérêt” nous dit Bergson. Et à la vie son sens peut-être.