Questions d’orthogaffe
Nous sommes en 1987 ou 1988, quelque part au terme des années 80 et un jour de ces années-là, j’ai l’impression de mettre les doigts dans une prise.
J’ai décidé, après mes études universitaires, de me consacrer à l’enseignement et j’effectue ce qu’on appelle encore les « études pédagogiques ». Il y a à boire et à manger, des trucs débiles comme une sociologue qui nous enseigne Freud grâce au Profil d’une œuvre (les vieux reconnaîtront cette mascogne d’avant Internet) mais aussi des gens de grande qualité comme ce formateur de français qui a décidé de faire corriger une dictée test à la dizaine de futurs profs à déniaiser dont je suis. L’exercice est solitaire et nous sommes, il faut le dire, assez soulagés, étudiants évalués pour devenir de futurs évaluateurs, de constater que nous avons tous relevé entre 22 et 25 « fautes », terme théologique consacré aux erreurs d’orthographe, dans ce qui s’assimile au torchon d’un cancre.
Du moins l’avions-nous jugé ainsi.
Las ! Si nous avions appliqué les tolérances orthographiques de l’Académie française de 1901 (pas de coquille, non, non, pas de coquille dans cette date) nous apprend le fin formateur, nous aurions dû considérer que la dictée en question, que nous nous apprêtions à jeter aux orties et le candidat virtuel avec, ne présentait AUCUNE faute. Donc pas le bonnet d’âne, mais le 6 pointé si l’un de nous avait déjà vaguement entendu parler de la liste de tolérances publiées bien avant la naissance des grands-parents de chacun d’entre nous.
Un électrochoc, comme je vous le dis.
Pourquoi n’en avions-nous jamais entendu parler avant ? Mystère et c’est bien la question. On se plaît à dépeindre l’Académie française comme un club qui s’arcboute contre le changement. Mon œil. L’inverse était vrai en l’occurrence, comme pour les listes de tolérance qui ont suivi et que personne ne connaît.
Est-ce que ces messieurs et ces quelques dames s’étaient mêlés de « rectifier » le français ? Non ! Évidemment, ils et elles sont trop cultivés pour ça. Ils et elles savent ce qu’est la langue, en connaissent le processus de transformation. Ils et elles savent parfaitement que l’usage décide et qu’on ne se substitue pas à l’usage : L’Académie française propose des formes alternatives acceptables, et laisse « les choses se faire ». Pas besoin de se raidir, de jouer le pion ou la maîtresse d’école revêche. L’un ou l’autre se dit ou se disent. On ne s’énerve pas parce qu’il n’y a pas mort d’homme. Mais on ne joue pas non plus les messies qui vont aider les élèves-vulnérables-ou-en-grande-fragilité à s’approprier la langue plus facilement.
Le deuxième acte se passe dans les années nonante, alors que j’ai été admise à évaluer (!). J’enseigne donc, et j’ai pris le parti d’étudier en détail avec mes élèves de dernière année du cycle d’orientation les modifications orthographiques jugées admissibles par le Conseil de la langue française. Il ne s’agit toujours pas de « rectification », je précise. Cette équipe-là n’a pas non plus la prétention du club des patrons de la CIIP mouture 2021. Il s’agit simplement d’admettre par exemple que « crâne » puisse s’écrire sans circonflexe, entre autres. Et là, surprise encore : ce ne sont pas de vieux-et-vieilles messieurs-dames qui s’indignent : non, ce sont nos gamins de 14 ans qui décrètent qu’ils ne laisseront jamais passer des cranes. J’en souris un peu et je commence à comprendre ce qu’est l’usage, le fruit d’une élection collective au quotidien entre des « possibles orthographiques » laissant au temps le soin de décanter ce qui, au fil des années, s’imposera entre les doublons.
Le ménage dont la CIIP aimerait se faire la nettoyeuse est maladroit et un peu arrogant. Les réseaux ont dénoncé, à raison, le terme de « rectification » qui n’a pu être conçu que par des personnes pas franchement bien informées du sens de ce terme : il eût fallu, pour ce faire, admettre que l’orthographe antérieure/traditionnelle fût “fausse”. Qui l’eût pu ? Par ailleurs, faire de la liste des propositions de 1990 la « règle » et des formes « traditionnelles » une tolérance est une inversion franchement inutile, par laquelle nos sages espéraient peut-être briller. Le problème est que la langue ne leur appartient pas plus qu’il ne leur appartient de décider ce qui est la règle et ce qui reste « toléré » : si l’école est bien la pépinière de la société en devenir, elle n’a pas de fonction régulatrice de la société : cette dernière confie à l’école le soin d’enseigner ce qu’elle a à enseigner. Une rectification (d’ailleurs brusquement appelée “réformette” quand la météo politique commence à chahuter un peu) outrepasse le champ de compétences des dicastères qui ont leur mot à dire sur les méthodes pédagogiques, pas sur le fond.
Sur le plan pédagogique, d’ailleurs, cette orthographe rectifiée, nouvelle, simplifiée, moderne, facilite-t-elle les apprentissages ? Est-elle “plus cohérente parce que comprenant moins d’exceptions” ? Laissera-t-elle, comme la CIIP nous le promet, plus de place pour le raisonnement et moins pour la mémorisation ? Je demande à voir si les élèves ont à se casser la tête sur le fait qu’on époussette ou qu’on époussète, que les cheveux d’Anne frisottent ou frisotent. Ce qui est “ambigu” a poussé son tréma sur le u, à savoir la lettre qui se prononce dans “ambigüe” alors que je portais encore des socquettes. Que les coroles et les giroles perdent une guibole (?) ne dispensera pas l’apprentissage de “colle”, de molle” et de “folle”, laquelle, dieu merci, conserve son double l. Les tirets désormais placés entre tous les nombres nous privent de ce qui était un chouette exercice entre les centaines, les dizaines et les unités qui géraient différemment ce petit trait horizontal. Il reste des exceptions toutefois comme le circonflexe qui demeurent là où il pourrait y avoir ambiguité : sur/sûr. Mais on est invité à écrire “surement”, pour plus de cohérence, sans doute.
Ce n’est d’ailleurs pas du tout sur ces éléments que sèchent les élèves qu’on dit faibles en français. S’il suffisait de l’époussetage de ces 14 principes pour faciliter la vie des écoliers, ça se saurait.
Personnellement, dans les faits, je peux vivre avec la plupart de ces options, pour autant qu’elles demeurent des options, des possibles. Mes oignons ont un i, mais je m’accommode parfaitement de ceux qui n’en ont pas. Il faudra pour ce faire simplement que les enseignants soient au fait de ces formes possibles, histoire de ne pas religieusement sanctionner (!) des formes qui ont déjà dépassé le purgatoire des fautes.
Mais me navrent au plus haut point des formules comme “On évite le circonflexe sur le i et le u partout où il est inutile”, dont nous gratifient nos autorités dans leur Petit Livre d’Or, comme si ces circonflexes-là étaient superfétatoires, ne servaient à rien, ne disaient rien de ce qu’est la langue. De telles formules transpirent précisément le mépris de la connaissance de ce qu’est un usage qui se transforme et qui appartient aussi à la connaissance de la langue.