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Philosophes

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Virginia Woolf, Spinoza et le manuscrit retrouvé

Virginia Woolf, Spinoza et le manuscrit retrouvé

Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

- Attendez, je vais vous montrer ! Je vais aller chercher le carton !

C’est Alice Mauron, qui a parlé, la veuve du critique d’art Charles Mauron, né à la fin du XIXe siècle, décédé en 1966. Chimiste de formation, il se voit contraint, dès les années 40, de se lancer dans une nouvelle activité parce que ses problèmes oculaires ont évolué vers une cécité totale. Il se tourne vers la littérature, entreprenant un travail de traducteur et de critique. Son mas de Saint-Rémy de Provence (c’est là qu’Alice est en train de chercher le carton) a servi pendant les années d’entre-deux guerres de point de chute au groupe de Bloomsbury. Ce seul fait, déjà, enclenche en moi quelque chose qui pourrait être un chemin vers la lévitation : peut-être Virginia Woolf, dont la lecture, à mes 17 ans, a décidé de mes études de lettres, s’est-elle assise sur le fauteuil où je me trouve en ce moment. Il est en tout cas assez ancien pour y prétendre. J’imagine les allers et retours des membres du groupe, les échanges en anglais, les éclats de voix. Les oliviers de la cour ont peut-être retenu leurs paroles joyeuses, leurs conversations inspirées. Mais voilà que revient Alice, vive, longue silhouette élégante, un carton plat entre les mains qu’elle ouvre en commentant : “Voilà, ça, c’est une lettre de Virginia à Charles.” Elle me la tend. Je ne sais pas trop comment la saisir. Je n’ai pas de gants. Il me semble qu’il en faudrait minimalement, de même que je devrais tomber à genoux devant pareille apparition. Ce n’est pas l’envie qui manque, mais quelque chose me retient. D’ailleurs mon cerveau est en pleine confusion, il ne parvient pas à mettre de l’ordre dans les émotions superlatives et chamboulées de mon système limbique.

Je devrais tomber à genoux devant pareille apparition.

La missive est écrite au crayon gris, simplement, sans manière, comme on griffonnerait un mot qu’on laisserait sur la table de la cuisine à un familier. Elle est rédigée dans un français impeccable. J’ignorais que Virginia Woolf maîtrisait notre langue. Je lis religieusement chaque phrase, comme si des échanges élémentaires sur la santé, l’avancée du travail et le temps qu’il fait se parait, sur ces feuillets-là, d’une grâce et d’une importance nouvelle.

- Et voilà encore, reprend Alice qui a continué à farfouiller dans le carton - pendant que je faisais malgré moi un arrêt sur image, un véritable brouillage temporel - ça, c’est le premier chapitre du roman “The Waves” que Charles a traduit.

Et de me tendre à nouveau ce deuxième graal. Quelle confiance ! Je pourrais être maladroite et le froisser en l’empoignant, être saisie d’un accès de folie et le déchirer sur place ou, emparée d’une crise de dévotion irrépressible, l’enfourner dans ma bouche pour m’approprier son âme... C’est un tapuscrit sur des feuillets très fins en format A5 dans mon souvenir. Les lettres ont laissé sur le papier des traces encrées de forces différentes, comme le faisaient les machines à écrire d’autrefois - nous sommes de moins en moins nombreux à nous en souvenir. Virginia Woolf a tracé à la main dans la marge les corrections qu’elle prévoit, quelques commentaires. Peut-être ce chapitre était-il un premier jet et ne visait-il pas une traduction immédiate. Je vis une ébullition affective complète. Un fantôme s’est levé derrière chacune de ces lignes, qui n’a plus rien à voir avec la littérature.

Un fantôme s’est levé derrière chacune de ces lignes, qui n’a plus rien à voir avec la littérature.

Et déjà : la littérature réussit ce tour de force à transcender quelques signes arbitraires pour faire émerger des mondes entiers dans nos têtes, des vies nombreuses, des intrigues complexes, comme si elles étaient vraies. Les théoriciens de la littérature ont couvert des milliers de pages pour débusquer ce phénomène prodigieux et tous les profs de littérature ont fait disserter leurs élèves jusqu’à plus soif sur la lecture qui “nous fait vivre d’autres vies, qui prolonge et enrichit la nôtre”, etc. Tout cela est vrai.

Mais à ce moment-là, quelque chose d’autre se passe. Ce sont des fantômes d’un autre type qui se sont levés des lignes tapuscrites. Je connais le roman, j’ai déjà pu mesurer la valeur de ces signes composés avec 26 lettres qui ont allumé dans ma tête des idées que je n’avais jamais eues auparavant. Mais à ce moment-là, c’est une autre valeur qui a allumé tous mes circuits. C’est une Rencontre, comme de l’au-delà ou de l’en-deçà, allez savoir, une rencontre entre deux voies de mon existence qui n’étaient pas destinées à se croiser, celle de mes lectures et de mon admiration totale pour l’œuvre de V. Woolf d’un côté et, de l’autre, la succession des jours qui me conduit ici et là, et là encore. Avec ces feuillets entre les mains, c’est l’admirable qui est advenu dans l’habituel. Virginia parle, au travers des signes qu’elle a formés, tapés elle-même, sur lesquels ses yeux se sont posés, que son esprit a conçus. C’est un fantôme hors du temps qui s’est levé des lignes mortes et qui la font revivre. Une espèce d’éternité. Comme si une existence parallèle, à l’écart de notre sens de la durée, s’était brutalement invitée dans notre quotidien, par une porte dérobée, une trouée dans la flèche du temps.

Aujourd’hui encore, je n’ai pas vraiment tiré au clair les raisons profondes de cet état.  Il m’arrive de penser, Alice ayant rejoint Charles voici quelques années, que ces trésors se sont peut-être perdus, que quelqu’un qui n’aurait pas eu le sens de leurs valeurs (oui, il faut les mettre au pluriel) ne leur a peut-être pas donné le destin qu’ils méritent. C’est comme un Être important qui a croisé ma route et dont je n’ai pas de nouvelles. 

Aux enchères, ces feuillets auraient sans doute une belle valeur marchande, augmentée par le nombre d’acquéreurs potentiels prêts à en payer le prix. L’effet Tournesols de Van Gogh, un Saint-Rémois de passage lui aussi. Mais ce genre de vestiges, comme des bouteilles jetées en haute mer enfin arrivées sur la côte, se chargent d’une autre valeur. Les musées de manuscrits et d’archives, comme la Fondation Bodmer à Genève, déclenchent leur pesant d’émotions hors du temps à chacune de leurs expositions. Les visiteurs glanent, le nez sur les vitrines, bien autre chose que de l’information, enrichissent bien plus que leur culture générale : ils ont l’impression d’avoir rencontré quelqu’un d’encore vivant alors que le décès est confirmé depuis longtemps. Il n’en va pas autrement des étoiles que nous contemplons par nuit claire dans le ciel et dont plusieurs n’existent plus depuis des millénaires. Il est surprenant que ce genre de constats ne nous réveille pas de stupéfaction la nuit. Qu’est-ce donc que la réalité dans cet espace d’hallucination collective que nous prenons pour le vraiment vrai ?

Et Spinoza, dans tout ça ? Il est question de manuscrit là aussi.

Et Spinoza, dans tout ça ? J’y viens. Il est question de manuscrit là aussi. Virginia a pris plus de temps et d’espace que je n’avais prévu. C’est ce qui arrive quand on ouvre les vannes du souvenir.  

Le plus ancien manuscrit connu de L’Ethique de Spinoza, confisqué le 23 septembre 1677 par Nicolaus Stenonius, grand Inquisiteur du Vatican, a été oublié, perdu pendant plusieurs siècles dans les caves de la bibliothèque, et retrouvé par hasard en 2010.

L’évènement était suffisamment marquant pour qu’une philosophe, Mériam Korichi, fasse le voyage à Rome pour vivre cette Rencontre et consacre un livre à cette double aventure, la sienne et les circonstances rocambolesques du voyage du manuscrit. L’ouvrage est intitulé “Spinoza Code”, il a été publié cette année et il est captivant.

Au cours de l’année 1674, La Cour de Hollande, un pays pourtant réputé pour garantir la liberté de conscience et d’expression comme à peu près nulle part ailleurs sur le continent, a décrété l’interdiction du Traité Theologico Politicus, l’ouvrage dans lequel Spinoza fait la part entre les croyances et la vérité dans les écrits bibliques. Son texte est donc mis à l’écart. Le signal est clair : son auteur est considéré comme blasphémateur et séditieux. Spinoza observera en conséquence la plus grande prudence, comme en témoigne sa devise “Caute” (prudence) pour la publication à venir de L’Ethique, dont le texte est achevé dès 1674. Seulement voilà, il va falloir trouver des appuis intellectuels dans cette perspective. Et c’est là que, par le biais de son éditeur, Spinoza va faire la connaissance d’Ehrenfried Walther von Tchirnhaus, un jeune mathématicien allemand en séjour à Amsterdam, en train d’effectuer son tour d’Europe où il entend rencontrer les mathématiciens et les savants les plus influents du moment. Spinoza nourrit une grande confiance à l’égard de Tchirnhaus et il décide d’en faire son émissaire auprès des têtes pensantes d’Europe en lui fournissant une copie intégrale de L’Ethique. On confie au copiste Van Gent, le soin d’en réaliser une à partir du manuscrit original (perdu aujourd’hui) de la main du philosophe. Onze cahiers reliés, sans couverture, sans page de titre, parcourront l’Europe dans les valises de Tchirnhaus jusqu’à sa saisie par les inquisiteurs du Vatican. Depuis la Hollande, il filera à Londres, où le mathématicien rencontrera Henry Oldenbourg, premier Secrétaire de la Royal Society et soutien de Spinoza, ainsi que le chimiste Robert Boyle. Dès l’automne 1675, c’est à Paris que Tchirnhaus pose ses bagages qui renferment toujours la précieuse copie, laquelle, en 2010 n’aura plus la fraîcheur de cette époque :

Il était en piteux état, les pages couvertes de brunissures, les cahiers menaçant de se disperser, les feuilles moisies dans les coins et se détachant, les taches d’humidité noircissant le papier, risquant à terme de rendre l’écriture indéchiffrable. Mais il fut découvert à temps. Le texte était entièrement lisible.” (M. Korichi, Spinoza Code, p.18)

Dans la capitale française, Tchirnhaus rencontre Huygens, savant majeur, anobli deux fois dans sa vie, par le roi d’Angleterre et celui de France, découvreur des anneaux de Saturne, calculateur de la véritable distance entre la terre et le soleil, entre beaucoup d’autres découvertes. Son nom est associé aux premiers télescopes dont il a montré l’inestimable apport. Il tenait d’ailleurs en haute estime les verres polis par Spinoza dans l’équipement de ces lunettes. Tchirnhaus travaille de longs mois avec un autre mathématicien de haut vol, Leibniz, qui tente de faire sa place en France. Pendant toutes ces étapes, prudemment, il essaie de tâter le terrain pour voir où il pourrait trouver des appuis favorables pour les thèses de L’Ethique, sans jamais montrer le manuscrit, toutefois.

Tchirnhaus arrive à Rome en mars 1677. C’est le dernier épisode de la première saison d’une saga que le XXIe siècle va ressusciter. Là encore, il y rencontre du beau monde, comme la reine Christine, ancienne reine de Suède, celle-là même à qui Descartes a dû son refroidissement fatal.  

Tchirnhaus ne se sent pas en danger à Rome, tout luthérien qu’il est officiellement, et tout sympathisant de la nouvelle philosophie qu’il est officieusement. (Op.cit, p.197)

Comme dans tout bon polar, c’est précisément dans cette phase de tranquillité trompeuse que l’avalanche se prépare.

Mais comme dans tout bon polar, c’est précisément dans cette phase de tranquillité trompeuse que l’avalanche se prépare. Tchirnhaus fréquente le Collegio romano et les Jésuites qui lui proposent de rencontrer Niel Stens, un Danois, devenu Sténon depuis qu’il s’est converti au catholicisme en 1667. Tchirnhaus est alarmé. Sténon est un homme dangereux doublé d’un redoutable débatteur. Il s’en ouvre à un de ses correspondants : “ Personne n’a jamais déployé autant de puissance que cet homme pour me porter à cette religion < le catholicisme > et je n’ai jamais entendu quelqu’un qui fût si fort en persuasion et en habiles arguments. “ (Op.cit. p.209-10)

Et puis, comme mécaniquement, arrive l’impensable.

Les arguments contenus dans le manuscrit de Spinoza paraissent à Tchirnhaus les plus à même de contrer les assauts insistants de Sténon. Au fil des échanges, il ose de plus en plus exposer les thèses de Spinoza, sans jamais nommer ce dernier. Et puis, comme mécaniquement, arrive l’impensable : “Un beau jour, pour mettre un terme à ce régime d’interrogatoire, Tchirnhaus tendit à Sténon le manuscrit sans titre, sans nom d’auteur, qui traitait de Dieu, de l’Esprit et de ses servitudes, et aussi de sa liberté, comme s’il s’agissait de lignes, de surfaces et de corps, à la manière des géomètres. Sténon fut le premier surpris par cet événement imprévisible (...) (Op.cit. p.219)

Le manuscrit est déposé après lecture à la Congrégation du Saint-Office, ou Sainte Inquisition, par Sténon, qui a deviné qui en était l’auteur. C’est un quasi-miracle, un concours de circonstances invraisemblable, que ce soit somme toute la bévue de son détenteur, doublée du soin d’un féroce inquisiteur qui ait préservé un manuscrit aux valeurs inestimables. J’insiste évidemment sur le pluriel : L’ombre de Spinoza plane sur cette copie du sien, contemporaine du philosophe. Sa valeur marchande est incalculable, son importance philosophique majeure. Comme si ça ne suffisait pas, des chercheurs, qui soupçonnaient l’existence de ce codex, ont arpenté les fonds du Vatican pendant dix ans, en vain. “Finalement, ses traces ont été repérées dans les Archives de la Congrégation de la Doctrine de la Foi, au hasard d’un autre travail de recherche, sous le matricule Vat.Lat 12838.” (Op.cit. p.13)

On imagine l’émotion de tous ceux qui s’étaient mis en quête de ce document. Mériam Korichi en témoigne à sa manière, onze ans après sa découverte, lorsque c’est son tour de tenir entre ses mains le manuscrit restauré :

Je suis assise sur ma chaise d’église, les mains gantés de latex blanc. La lumière plein phare des néons tombe d’arcs-boutants au blanc immaculé, sans ornement, sauf, à leur croisée bien au centre de la voûte, un grand cartouche ovale ocre, rouge et fauve, frappé des symboles de la papauté (...) J’ai été placée au deuxième rang, tout près du comptoir < des bibliothécaires >, pour une surveillance optimale. J’attends qu’on m’apporte un manuscrit écrit en latin. (Op.cit. p.11)

Jamais Spinoza ni aucun de ses contemporains n’auraient pu concevoir que le Vatican servirait finalement d’écrin à L’Ethique. Le sacré a décidément des voies bien mystérieuses.

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